Peut-on définir la « refondation sociale » du Medef comme un projet bio-politique dans le sens foucaldien du terme ? Y a-t-il un transfert de souveraineté de l’État à l’entreprise, de ses fonctions biopolitiques ? Sommes nous confrontés à une sorte de privatisation de la biopolitique ? La refondation sociale annonce une volonté de « gouverner la société » en partant de l’entreprise. Elle affiche la détermination patronale à « gérer la vie » des individus du point de vue de la logique du profit.
Peut-on définir la « refondation sociale » du Medef (Mouvement des entreprises de France) comme un projet bio-politique dans le sens foucaldien du terme ? L’interrogation n’est pas sans pertinence et non seulement parce que un des élèves de Foucault essaie de vendre la pensée de son maître aux patrons, et, que, anecdote malgré tout amusante, ses citations émaillent un texte signé avec le numéro deux du Medef [1], mais pour une raison plus profonde.
La refondation sociale annonce la volonté de « gouverner la société » en partant de l’entreprise. Elle affiche la détermination patronale à « gérer la vie » des individus du point de vue de la logique du profit. Chez Foucault l’État et ses administrations sont les sujets de la biopolitique et la population est son objet. Mais, aujourd’hui, les « nouveaux entrepreneurs sociaux » semblent revendiquer des fonctions autrefois prérogatives de l’État (« la majoration, l’incitation, le renforcement, le contrôle, la surveillance » des forces sociales par lesquels Foucault définissait la biopolitique). Y a-t-il un transfert de souveraineté de l’État à l’entreprise, de ses fonctions biopolitiques ? Sommes nous confrontés à une sorte de privatisation de la biopolitique ?
La bataille politique ouverte par la renégociation des accords de l’Unedic a comme objectif déclaré une nouvelle hiérarchisation du social et une nouvelle distribution des institutions qui le gouvernent. Elle vise plus profondément une nouvelle configuration du rapport du politique, du social et de l’économique, c’est-à-dire, du rapport entre État, welfare et entreprise, commandé et finalisé par cette dernière.
La puissance du « social »
Mais d’abord, pourquoi ce programme si ambitieux, venant des chefs d’entreprise, s’appelle-t-il refondation sociale ? Pourquoi les patrons parlent-t-ils de la nécessité de réinstituer le social ? [2] Parce que ce dernier représente une rigidité et une résistance à la logique capitaliste que même les politiques néo-libérales les plus réactionnaires n’ont réussi à infléchir que relativement. De l’aveu même de l’initiateur de la refondation sociale, le « social » a développé, à travers l’explosion des dépenses sociales, une stratégie très clairement identifiée : « la dissociation progressive de la protection sociale et du travail » [3]. Denis Kessler lit dans le welfare, la transcription comptable et institutionnelle de la dynamique du « social » voulant s’émanciper de l’économique (du travail salarié). Ainsi, toujours selon l’analyse des patrons, le « social » utilise le welfare comme terrain privilégié d’une valorisation autonome et indépendante, en contournant ainsi la « contrainte économique ».
Selon Kessler il faut donc impérativement « réintroduire l’exigence économique, dans un social qui a quelque fois trop tendance à jouer son émancipation ou même à vouloir le dominer (le système de protection sociale n.d.r.) » [4]. En se fondant sur les tendances universalistes présentes dans le Welfare, le social a renversé les fonctions de reproduction de la subordination économique en dépenses sociales de citoyenneté. Sous la légitimation des coûts et des comptabilités économiques, les patrons visent, à leur tour, au renversement de cette tendance pour rétablir leur contrôle politique sur la société. « A l’avenir, tout dispositif social, devra être passé au crible du raisonnement économique : quels coûts ? Quels avantages ? Il faudra justifier ses différences et ses singularités, ses exceptions et ses spécificités par des avantages comparatifs » [5].
La gauche syndicale et politique a une perception confuse du projet du Medef puisqu’elle identifie les forces sociales et politiques exclusivement avec les dynamiques des salaires, stoppées net, depuis longtemps. Les patrons ont bien saisi qu’à la rigidité à la baisse des salaires a fait suite une rigidité à la baisse des dépenses sociales. Et c’est contre la composition, plutôt que contre le montant de ces dernières qu’ils ont lancé leur offensive en partant de l’assurance chômage.
La nouvelle nature biopolitique des risques
Ewald et Kessler interprètent les transformations de l’État providence à l’aune de la transformation du risque. « Aux risques sociaux traditionnels - selon l’article premier du Code de la Sécurité sociale, le risque pour un salarié de se trouver privé de son revenu (accident, maladie, vieillesse) - se sont progressivement substitués le risque de ne pas être « employable », de ne pas pouvoir s’insérer » [6]. Plus généralement, les risques sociaux, sans disparaître, « sont doublés par les risques de l’existence » (crises sanitaires, catastrophes écologiques, accélération des crises naturelles, etc.).
Sans être d’accord sur la puissance ontologique de ce concept, acceptons, néanmoins, cette clef de lecture. En énonçant les risques de l’existence, leur nouvelle philosophie politique s’arrête aux murs de l’entreprise. Au contraire, c’est d’abord cette dernière qui doit être l’objet de l’analyse, car sa prétention à devenir le pivot du social a des effets proprement catastrophiques. Foucault, dans un article du début des années 80 [7], distingue entre différents types de luttes qui résistent à différentes relations de pouvoir : luttes contre l’exploitation, luttes contre la domination (des femmes, des enfants, des jeunes, des homosexuels etc.) et luttes contre l’assujettissement. Ces distinctions renvoient à des domaines qui sont encore, dans la conception foucaldienne, relativement séparés : l’entreprise, le social (et le culturel) et l’État. Foucault considère qu’il y a encore d’une part l’entreprise, en tant que siège de la production de richesse (et de l’exploitation), et d’autre part la biopolitique qui gère et augmente la vie des individus par leur assujettissement.
Mais, en empruntant, en vrac, quelques exemples de l’actualité la plus récente, peut-on encore garder ces distinctions lorsque l’industrie agroalimentaire (première industrie de France), en même temps qu’elle produit des biens et des emplois, « produit » la vache folle et la modification génétique des plantes et des animaux ? Lorsque l’industrie du transport maritime « produit » la pollution des côtes et de la mer ? Lorsque l’industrie en général, et l’industrie automobile en spécifique, est la cause principale d’un bouleversement du cycle biologique et climatique en mettant en péril l’existence non seulement des êtres vivants, mais aussi du milieu dans lequel et par lequel ils vivent ? Les choix industriels, les méthodes et les finalités de production touchent immédiatement aux problèmes de la vie et de la mort. Les projets économiques des entreprises mettent directement en jeu la survie de l’espèce, la santé des corps, l’existence des conditions inorganiques de la vie (l’eau, l’air, la terre) en nous obligeant à revenir à une espèce d’interrogation présocratique sur les « éléments ». Parmi les « risques de l’existence », notre patron et notre foucaldien de droite ne signalent pas le plus redoutable. L’entreprise, en même temps qu’elle continue à produire les vieux risques sociaux, produit aussi les nouveaux risques de l’existence. Elle en est même l’agent principal.
Entre les mains du système industriel il y a non seulement notre condition économique et sociale, mais aussi notre condition biologique, nos corps et les fondements inorganiques de la vie. Le pouvoir du nucléaire d’annihiler (sa puissance suffit à détruire plusieurs fois la planète) est passé, sous d’autres formes, entre les mains des patrons des entreprises privées. L’entreprise, après avoir menacé l’existence d’une partie de l’humanité au début du capitalisme, menace aujourd’hui le « vivant » tout court ; il faut bien le rappeler à la mémoire trop courte des « nouveaux entrepreneurs sociaux » qui font de l’entreprise une « pourvoyeuse de protection », en leur conseillant de lire les rapports parlementaires anglais qui ont conduit à la première législation des usines. Mais peut-on invoquer, comme le voudrait la gauche, l’intervention de l’État, pour régler un libéralisme sauvage et déchaîné ? L’État, à son tour, a démontré, à travers la crise du sang contaminé et l’épidémie du Sida, que sa prétention à « augmenter la vie », n’est pas le seul résultat de son action. Les catastrophes naturelles doivent beaucoup aux politiques étatiques d’urbanisation et à l’incitation aux cultures intensives.
En prenant très au sérieux l’analyse de Ewald et de Kessler, on peut affirmer qu’il ne s’agit pas du « dysfonctionnement » de quelque entreprise ou de quelque service public, mais, des symptômes d’un changement dans la nature de la production capitaliste. Nous sommes parfaitement d’accord sur la valence politique de ces nouveaux risques. Le président de la république a été obligé de faire une allocution officielle à la télévision pour rappeler que les choix industriels doivent être subordonnés à la « santé publique ». Mais cette dernière ne peut plus être assurée par une nouvelle législation des fabriques, et un welfare indexé sur le travail salarié de deuxième génération, car ici, ce qui est en jeu, est précisément la vie. Ce n’est plus un compromis entre syndicats, patrons et État qui pourra définir une « nouvelle culture de la responsabilité » et une « nouvelle morale ».
Assujettissement et Workfare
Ewald et Kessler après nous avoir expliqué le passage des risques lié au travail salarié aux risques de l’existence, ne trouvent rien de mieux que de réintroduire le travail comme principe de rationalité économique. Contradiction ou mauvaise foi ? Peut-être autre chose. La puissance du social qui tend à s’émanciper et à dominer un welfare construit, fondamentalement, comme « compensation à la subordination économique », doit être pliée par des politiques de workfare. La refondation sociale doit réintroduire un principe de nécessité et de rareté tout politique, puisque le travail dont il est question, n’est plus l’objet du compromis fordiste entre syndicats, État, patrons, mais exprime seulement la volonté de l’entreprise de commander le social.
Le workfare ne consiste pas dans une réédition des politiques de « disciplinarisation » telle qu’on les a connues dans les usines capitalistes fordistes et préfordistes, mais dans la mise en place de ce que Foucault définissait « gouvernement par l’individualisation ». L’individualisation est une technique de pouvoir étatique qui « s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne dans leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux. ». L’individualisation est une forme de production spécifique de l’individu et de sa subjectivité par laquelle l’Etat assure son gouvernement sur la société.
La proposition workfariste du PARE est une simple traduction des politiques de « gouvernement par l’individualisation » expérimentées par les contrats d’insertion du RMI. Elle suit presque à la lettre l’expérimentation de la production de soumission pratiquée par l’État à travers le contrat que tout RMIiste doit signer pour avoir droit aux allocations. Une cohorte de nouveaux fonctionnaires devront suivre pas à pas l’évolution du chômeur, en reconfigurant ses compétences et ses qualifications. Ils devront constituer un nouveau « comportement » et un « nouveau savoir » puisque selon Ewald et Kessler les risques de l’existence dépendent des attitudes subjectives. Les politiques actives de l’emploi visent précisément les comportements et la vie des sujets. Ernest Antoine Selliere, interviewé par François Ewald, grand chef d’orchestre intellectuel de l’initiative patronale, résume pour nous : « La protection sociale passe ainsi de la constitution d’un droit uniforme à la gestion d’un mode de vie » [8].
Les patrons ne se sont pas cassé la tête non plus avec la proposition des nouveaux contrats de travail par projet de cinq ans. Ils se sont tout simplement appropriés les politiques étatiques « actives » des « emplois jeunes ». Sommes-nous confrontés à une privatisation du gouvernement par l’individualisation ? L’entreprise s’est-elle appropriée une autre prérogative biopolitique de l’État (« la gestion d’un mode de vie ») ? Il faut noter aussi que les nouvelles pratiques managériales de gestion de la force de travail sont de plus en plus calquées sur ces techniques d’individualisation et de moins en moins sur la disciplinarisation taylorienne [9].
Hiérarchisation du social par le travail
Le travail dans la perspective du workfare doit permettre de redéfinir la législation du droit du travail et du droit de la sécurité sociale et les institutions qui les régissent. Il doit permettre de rétablir l’« opposition fondatrice » des « valides » et des « invalides », des pauvres et des employables. Sur cette base on séparera l’assistance de l’assurance en distinguant les formes de financement (impôts pour la première et cotisations pour la seconde), en assignant la première à l’État et la deuxième aux entreprises d’assurance. Sur le rétablissement des distinctions fordistes entre impôt et cotisation, entre assurance et assistance la gauche syndicale et politique est d’accord avec les patrons. Tout ce beau projet de redéfinition des droits, des institutions et des formes de financement s’effondre dès qu’on prend en considération quelques données concernant précisément l’entreprise. Les 1 300 000 travailleurs pauvres relèvent de l’assistance (État) ou de l’assurance (AXA) ? De la pauvreté ou du travail ? 50 % du revenu des ménages qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté - établit par l’Insee à 3 500 FF pour une personne seule ! - est constitué par du salaire, 37 % d’« assistance » et 9 % d’allocation chômage. Et les 3 500 000 travailleurs qui vivent au-dessous du SMIC où allez-vous les classer ? Qu’est-ce qu’on en fait de la composante « revenu » de tout travail salarié ? Dans le budget de la sécurité sociale les impôts représentent déjà plus d’un tiers du financement, et augmentent d’année en année.
Le rôle social de l’entreprise
Une fois rétablies les « oppositions fondamentales » entre valides et invalides, entre pauvres et employables, les entreprises peuvent « réinternaliser » la protection sociale qu’elles avaient externalisé pendant le fordisme en la déléguant à l’Etat. Le modèle social sont les USA, « où la protection sociale passe par l’entreprise, et la sécurité sociale ne commence que là où l’entreprise s’arrête » [10]. Elles pourront ainsi pratiquer plus aisément, à l’intérieur de l’entreprise, le gouvernement par l’individualisation dont l’assurance deviendrait un des instruments principaux. Mais surtout, en divisant le social en solvables et insolvables, les entreprises feront du welfare un nouveau terrain d’accumulation. Les 2 600 milliards de francs de la sécurité sociale (150 % du budget de l’Etat) représentent le butin à partager d’un nouveau capitalisme dès que les services à la personne seront libéralisés : « Ces questions du partage des risques ouvrent sur le débat concernant le développement d’un nouveau capitalisme, sur la création des fonds de pension ou d’assurance maladie qui, parce que gérée dans un univers concurrentiel, redeviendrait une fonction d’entreprise. » [11] Le social doit être reconduit à la logique économique pour une autre raison fondamentale. Les différentiels de productivité et de compétitivité se mesurent à niveau social égal. « Avec la mondialisation, les systèmes économiques et sociaux sont devenus interdépendants. Les systèmes de protection sociale rentrent en résonance, en concurrence, en compétition avec les modèles des autres pays » [12].
La démocratie sociale et les décisions des multitudes
L’entreprise joue effectivement un rôle de plus en plus « social ». Mais alors, précisément, en renversant le point de vue des patrons et de l’intellectuel organique de service, elle ne peut plus être considérée un espace privé, car dans cet espace on décide de la vie et de la mort des individus et de l’espèce.Effectivement, comme écrivent Ewald et Kessler, les changements de la nature des risques impliquent un changement dans la nature de la responsabilité. L’action du « social » aurait provoqué une « déresponsabilisation », car en « déconnectant la protection sociale du travail », on n’arriverait plus à mettre des devoirs face à des droits.
Mais ce sont d’abord les patrons qui doivent rendre compte à la société de leur pouvoir biopolitique, de leur capacité de donner la vie et la mort. C’est de leur responsabilité que nous voulons discuter et non de celle d’un RMIste ou d’un chômeur qui refuse un travail de merde pour un salaire de merde. Les risques de l’existence sont bien des risques « endogènes » et non plus « exogènes » puisqu’ils dépendent des comportements des « nouveaux entrepreneurs sociaux » et c’est sur ces comportements que la société doit avoir le droit de décider. La nouvelle responsabilité entraînerait une nouvelle morale et une nouvelle politique. Mais la « démocratie sociale », que la refondation nous propose, n’est qu’un corporatisme des plus étriqués. Sur le corporatisme, d’ailleurs, tout le monde est d’accord, signataires et non-signataires de l’accord Unedic. Les premiers sont pour la réhabilitation du paritarisme du contrat contre la démocratie de la loi. La CGT, par contre, est pour une gestion à trois avec l’État. Ni le corporatisme à deux, ni le corporatisme à trois ne pourront combler le déficit de démocratie, dans lequel s’enracinent toutes les crises « sanitaires, écologiques, naturelles. »
La crise de la « vache folle » pose effectivement le problème d’une nouvelle démocratie. Peut-on laisser les patrons et les syndicats des travailleurs de l’industrie agroalimentaire décider sur notre peau, en sachant qu’entre les deux il y a, sur les questions « sanitaires » et « écologiques », plus qu’une complicité ? Le primat du profit et le primat de l’emploi convergent contre les intérêts de la société et des salariés mêmes (voir l’attitude des syndicats dans le nucléaire et dans l’industrie des armements). L’épidémie du Sida et l’affaire du sang contaminé, ont démontré que nous ne pouvons plus faire confiance ni à l’État, ni aux experts. Il faut que la société, les consommateurs, les citoyens, les usagers des services, les chômeurs, les associations (qui ont lutté pour la définition des nouveaux droits sociaux) rentrent dans les instances de décision. Il n’y a pas d’autres garanties contre les risques de l’existence.
L’entreprise, en intégrant à l’exploitation, l’assujettissement et les fonctions biopolitiques, ne peut plus être régulée et contrôlée par le paritarisme patrons-syndicats-Etat. La production, à l’époque des risques de l’existence, pose des « questions sociales » qui ne se réduisent pas à celle de la croissance économique, de l’emploi et de l’exploitation.
Quelle production ? Quelles consommations ? Quelles méthodes de production ? Quelle sécurité sociale ? Quel corps ? Quelle vie ? Ce sont des questions qui, gérées par le paritarisme (à deux ou à trois, peu importe), produiront des catastrophes en séries. Ici le marxisme, et plus généralement la culture du travail, touchent leurs limites « indépassables », car ils n’assument qu’une des fonctions de l’entreprise, l’exploitation économique, sans pouvoir intégrer les autres : le gouvernement par l’individualisation et les relations de biopouvoir. La société a déjà renversé les priorités. Une lecture de Foucault radicalement différente de celle de Ewald, peut encore nous être très utile. On pourrait étendre sa remarque sur l’attitude des subjectivités qui animent les nouvelles luttes « transversales » à l’entreprise en général : « Le reproche qu’on fait à la profession médicale n’est pas d’abord d’être une entreprise à but lucratif, mais d’exercer un contrôle sur les corps des individus, leur vie et leur mort » [13].
Il y a un changement de perception de la nature des risques qui manifeste des changements radicaux des subjectivités. C’est pourquoi toute proposition de simplement étendre la logique capital- travail à la société (syndicat de chômeurs, syndicat de précaires, resyndicalisation des salariés ou syndicalisation des indépendants) ne peut pas donner des réponses satisfaisantes aux « risques de l’existence ». Les buts des luttes à l’époque de la biopolitique, dit encore Foucault, « sont les effets de pouvoir en tant que tels ». La théorie foucaldienne du pouvoir peut être élargie à des domaines industriels qui menacent non seulement le vivant, mais aussi à la dimension cognitive de l’individu. Est-ce que nous pouvons lutter contre MicroSoft en nous opposant à l’exploitation et au profit ? Son accumulation se fait par le monopole et la rente, et sa puissance ne réside pas principalement dans l’exploitation de ses salariés, mais dans le pouvoir qu’elle détient sur la circulation sociale du savoir, sur nos cerveaux et sur les formes de coopération possibles entre cerveaux. Ce sont ces « effets de pouvoir » sur nous et sur nos formes de coopération possibles qui appellent à une résistance contre la pollution des cerveaux (Félix Guattari).
Le « social » visé et objet de la « refondation sociale » ne semble pas vouloir se laisser facilement reconduire à l’intérieur des comptabilités économiques. Il s’exprime pour l’instant, faute de représentation institutionnelle, de mille manières différentes, dont la dernière en date est la grève de la consommation. Les médias et les hommes politiques parlent de psychose. Mais c’est de la démocratie et du droit à la vie que parlent les comportements des consommateurs. Au workfare, le « social » oppose de nouveaux droits sociaux et la nécessité d’une nouvelle démocratie. On a une seule remarque à faire à Foucault. La population, objet de la biopolitique, s’est métamorphosée en Multitudes, sujet d’une politique à venir.
Maurizio Lazzarato.
Voir également : La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, Maurizio Lazzarato.