« Il est inutile de sauver Wall Street si la working et la middle class sont dans l’impossibilité de payer leurs dettes. »
Bob Manning, Il Manifesto, 12/10/2008
« La racine du problème, c’est la chute du marché immobilier. Aux Etats-Unis, on attend encore 2 millions de saisies immobilières, parce que les propriétaires sont incapables de rembourser leurs crédits hypothécaires. Tant qu’on n’aura pas stoppé ce mouvement, les dettes vont continuer de provoquer des pertes dans le bilan des banques. Henry Paulson [le secrétaire au Trésor] pense que le déclin de l’immobilier va s’arrêter, mais aucun économiste sérieux n’y croit. Son plan consiste à faire une transfusion sanguine à un malade qui souffre d’une hémorragie interne. »
J. Stiglitz, Le Monde, 11/10/2008
Schizo I
Appauvrissement et enrichissement dans le néolibéralisme
La crise actuelle, n’est pas une crise financière (dans le sens du consensus médiatique qui sépare la « spéculation » des financiers de la « production » des entrepreneurs, dixit Sarkozy !), mais un échec de la gouvernementalité néo-libérale sur la société, dont la finance n’est qu’un dispositif.
Du point de vue de la gouvernementalité (et du régime d’accumulation capitaliste) l’économie « réelle » et la « spéculation » financière sont indissociables. Alors que l’économie « réelle » appauvrit les gouvernés en tant que « salariés » (blocage de salaire, précarisation, etc.) et en tant que détenteurs de droits sociaux (réduction des transferts de revenu, diminution des services publics, des allocations chômage, etc.), la finance « virtuelle » prétend l’enrichir par le crédit et l’actionnariat. Pas d’augmentation de salaire direct ou indirect (retraites) mais crédit à la consommation et incitation à la rente boursière (fonds de pension, assurance privée). Pas de droit au logement, mais crédits immobiliers, pas de mutualisation contres les risques (chômage, santé, retraite, etc.), mais investissement dans les assurances individuelles.
L’économie américaine est une économie de la dette. Aux USA, la dette moyenne des ménages a augmenté de 22 % au cours des huit dernières années (les années Bush). L’enseignement de l’« art de vivre endetté » est désormais intégré dans les programmes de l’éducation nationale américaine.
La finance est une machine de guerre qui transforme les droits sociaux en crédits, en assurances individuelles et en rentes (actionnaires). Ce qui fait faillite, ce n’est pas la « spéculation », le découplage de la finance et de l’économie réelle, mais la prétention à enrichir tout le monde sans toucher au régime de propriété (privée).
La propriété est le point d’achoppement de toute politique dans le capitalisme : hic Rhodus, hic salta ! À ce niveau, la lutte des classes s’exprime par la confrontation entre deux modèles de « socialisation » de la richesse : droits pour tous versus crédits et assurances individuelles.
La crise se développe au cœur même des relations de pouvoir capitalistes et ne sera pas résolue par l’introduction de liquidités ou une quelconque technique « économico-financière ». Ce qui s’écroule, c’est le projet politique de transformer tout le monde en débiteur et en rentier, en capital humain, en entrepreneur de soi-même. Avec les subprimes les capitalistes ont cru à leur propre idéologie : transformer tout le monde et y compris les « plus pauvres de la working class et des classes moyennes » en « propriétaires ».
Le régime d’accumulation et les modalités de gouvernementalité financière, aujourd’hui en crise, sont des techniques politiques d’individualisation et de dépolitisation que les néolibéraux appellent la « déprolétarisation » (construction de petites unités de production, accession à la propriété de son logement, actionnariat « populaire », etc.) Dans cette perspective, la visée n’a pas changé depuis l’après-guerre : « un salarié qui est également capitaliste n’est plus un prolétaire », quoi qu’il en soit de la « salarisation croissante de l’économie ».
Cette « déprolétarisation » a pour objectif de neutraliser les comportements (mutualisation, solidarité, coopération, droits pour tous, etc.) et la mémoire des luttes des « salariés » et des « prolétaires ». La croissance tirée par le crédit (finance) pense ainsi exorciser le conflit.
Cette politique s’appelle en France « refondation sociale » (conduite par les patrons des assurances et des entreprises financières) : nous l’avons analysée et combattue lors de la « réforme de l’intermittence ». Se confronter aux subjectivités « salariales » ou à des subjectivités qui considèrent les allocations, les retraites, la formation, etc., comme des droits collectifs garantis et reconnus par la société, ce n’est pas la même chose que gouverner des « débiteurs, des petits propriétaires, des petits actionnaires ».
La crise des subprimes n’est pas une crise financière, mais l’échec du programme politique de l’individualisme propriétaire et patrimonial. Elle est bien plus que symbolique, parce qu’elle touche la chose-même qui symbolise la « propriété individuelle » : la maison.
La logique néolibérale de la « refondation sociale », que Sarkozy - et avant lui les socialistes - a complètement assumée, est en train de s’effriter sous nos yeux, dans une accélération inouïe. Les raisons et les objectifs des luttes menées contre l’individualisme propriétaire et patrimonial, et pour de nouveaux droits sociaux, sont plus valables que jamais, mais à un niveau incomparablement élargi.
Schizo II
La dette comme technique de gouvernement (macrologique et micrologique) et comme technique de dressage à la « responsabilisation » (culpabilisation)
« En pleine crise, le gouvernement siphonne 600 millions d’euros des caisses des chômeurs et des handicapés. Au final, entre la rallonge de l’UNEDIC (400 millions d’euros), la confiscation par l’Etat d’une partie du fonds d’aide aux handicapés (50 millions d’euros) et la récupération de 118 millions d’euros du fonds d’aide à la formation professionnelle, c’est près de 600 millions d’euros que Bercy s’apprête à récupérer aux chômeurs. »
Le Canard Enchainé, 9/10/2008
Le secret de la croissance de la Corporate America est la dette qui finance surtout la consommation (derrière chaque dollar de PIB, 5 dollars de crédits). Mais la dette/crédit n’est pas seulement un moteur économique, c’est aussi une technique de gouvernement des conduites des individus.
Le capitalisme contemporain, d’une part, encourage les individus à s’endetter en ôtant à l’endettement moléculaire toute charge culpabilisatrice (dans La Généalogie de la morale, Nietzsche indique que dans la langue du protestantisme, « dette » et « faute », se disent de la même manière !) ; d’autre part, il culpabilise les mêmes individus en tant que « responsables » des déficits molaires (de la sécurité sociale, de l’assurance maladie, de l’assurance chômage, etc.), qu’ils doivent s’engager à combler.
La presque totalité des « réformes » néolibérales (intermittence, retraites, etc.) sont légitimées par les déficits, alors que tout le monde peut constater aujourd’hui que le deficit spending (l’endettement de l’Etat) est une question toute politique ! Cette incitation à contracter des crédits et cette obligation à faire des sacrifices pour réduire le « trop » des dépenses sociales ne sont pas contradictoires puisqu’il s’agit d’installer les gouvernés dans un système de « dette infinie ». On n’en a jamais fini avec la dette dans le capitalisme financier, tout simplement parce qu’elle n’est pas remboursable (avec les « dépenses sociales » pour sauver le système, on en a pour quelques générations !).
Cette « dette infinie » n’est pas d’abord un dispositif économique, mais une technique sécuritaire pour réduire l’incertitude du temps et des comportements des gouvernés. En dressant les gouvernés à promettre (à honorer leur crédit), le capitalisme dispose à l’avance de l’avenir, puisque les obligations de la dette permettent de prévoir, de calculer, de mesurer, d’établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir. Ce sont les effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité (culpabilité et responsabilité) qui permettent au capitalisme de jeter un pont entre le présent et le futur.
Selon la logique néolibérale, les allocations chômage ne sont pas un droit acquis en payant des cotisations, mais une dette qui doit être remboursée avec intérêts : elle doit être payée par les constants efforts du débiteur pour maximiser son employabilité.
Ainsi les « services » de l’État-providence ne sont ainsi pas des droits sociaux, mais un « crédit » que le système vous a aimablement octroyé. La visée de ces techniques de gouvernement des conduites est de construire une mémoire, d’inscrire l’obligation dans le corps et l’esprit.
Pour que ces effets de pouvoir de la monnaie sur la subjectivité fonctionnent, il faut donc sortir de la logique des droits individuels et collectifs et entrer dans la logique des crédits (les « investissements » du capital humain).
Les capitalistes qui « brûlent » des centaines des milliards de dollars lors de chaque crise financière sans s’embarrasser d’aucune promesse, sont les mêmes qui, pour 900 millions d’euros de déficit du régime d’assurance-chômage des intermittents, évoquent des catastrophes économiques et sociales d’une ampleur apocalyptique.
N’en déplaise à la bande des « refondateurs sociaux » (François Ewald, Denis Kessler et le baron Seillière), le capitalisme financier est tout sauf un capitalisme « risquophile », puisque, comme on le voit avec la crise des subprimes, ce sont d’autres que les « entrepreneurs » (les contribuables) qui sont obligés d’acquitter une dette qu’ils n’ont jamais contracté. Miracles du capitalisme !
Voir également :
Dette. Notes de travail ; Fragments de discussions réelles ou virtuelles
Gouverner par la dette, lexique introductif, Maurizio Lazzarato
Pour ne pas se laisser faire, agir collectivement :
Permanence CAP d’accueil et d’information sur le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle, lundi de 15h à 18h. Envoyez questions détaillées, remarques, analyses à cap cip-idf.org
Permanences précarité, lundi de 15h à 17h30. Adressez témoignages, analyses, questions à permanenceprecarite cip-idf.org
Au Café de la Commune Libre d’Aligre : 3 rue d’Aligre - 75012 - Paris. Tel 01 40 34 59 74