Mémoire. Depuis 1981 [1], chômeurs et précaires ont connu divers gouvernements de gauche. Le tract du collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal qui suit a été écrit en mai 1998. Une ample mobilisation des chômeurs et précaires s’était vu répondre par l’envoi de la police contre de très nombreuses occupations de divers lieux publics (ANPE, ASSEDIC, Mairies, etc.), à l’initiative d’un gouvernement socialiste dont le premier ministre était Lionel Jospin [2].
À gauche poubelle, précaires rebelles
Exclus ? Perclus ? Forclus ! Travailleurs précaires, à temps partiels imposés, à horaires flexibles, à bas salaires, à Contrats à Durée Déterminée, intérimaires, saisonniers, vacataires, stagiaires, intermittents, retraités à faible revenu, étudiants et lycéens sans ressources : nous n’existons pas. Le gouvernement a décidé que nous n’existions pas. Il est plus facile de faire croire que le seul problème de la société française est « le sort dramatique des chômeurs de longue durée » dont on propage une vision misérabiliste, archaïque et pour tout dire folklorique, à coup de reportages sur l’Armée du Salut et de gros chiens qui regardent leur maître avec des yeux infiniment tristes. « De braves gens » qui occupent les ASSÉDIC « par désespoir » ou parce qu’ils sont « manipulés » par des forces obscures. À qui profite une telle image du mouvement des chômeurs et des précaires ? À tous ceux qui veulent croire que des mesures caritatives en viendront à bout, que la réponse à apporter à la crise de l’Etat-Providence est de faire mijoter de grosses marmites de soupe populaire et de distribuer des coupons-sports pour les vacances. L’État est dans son rôle lorsqu’il se drape du voile de la « solidarité nationale » : en bon capitaliste collectif, il cherche en toute logique à maintenir les profits et détruit des garanties salariales arrachées par des décennies de luttes.
La loi sur l’exclusion présentée au Parlement s’inscrit dans la lignée du projet de loi de cohésion sociale, jadis proposée par Juppé et consorts. C’est encore une fois de coercition sociale qu’il s’agit. La précarité généralisée est gérée par une pauvre loi pour les pauvres, une loi qui distribue quelques aumônes, subventionne les employeurs et vise à renforcer le contrôle des salariés précaires et chômeurs. Charité, assistanat aux patrons et contrôle social [3] toujours plus raffiné sont les trois axes majeurs de cette loi. Elle n’est un progrès que pour les tenants du social-libéralisme européen prôné par Jospin, Blair, ou Schröder [4]. Quant à ceux, associations humanitaires ou caritatives, qui la jugent simplement « insuffisante », ils ne font que défendre leur raison d’être : la gestion philanthropique et plus ou moins lucrative de la misère. Pour nous, elle est l’expression pernicieuse et brutale d’une idéologie du travail [5] dont le capital s’est toujours servi comme d’une arme. Lorsque Jospin dit que la société doit être fondée sur le travail et le refus de l’assistance [6] cela signifie que les visites domiciliaires [7], les radiations [8], les convocations vont être multipliées. À la répression qui a frappé nombre d’actions collectives ces dernières semaines, il faut, pour les tenants de l’ordre social, adjoindre un renforcement du contrôle de tous ceux qui passent par le chômage. Telle est la réponse d’un gouvernement qui sait maintenant devoir compter avec un mouvement, avec des formes d’existence collective qui ne lui épargneront pas le conflit sur ces enjeux centraux relevant de la gestion de la vie par l’État [9].
Nous ne voulons plus entendre et encore moins laisser passer un discours de solidarité qui prend les pauvres comme alibi pour faire baisser les salaires et aggraver la précarité. Nous ne voulons pas d’une baisse du chômage qui passe par toujours plus de boulots sans intérêt, un développement vertigineux de l’intérim, des jobs sous-payés et la flexibilité contrainte. Inventons des formes d’autodéfense sociale [10]à la mesure de l’oppression diffuse organisée par ces technocrates gauche caviardeuse et leur collaborateurs ex-soixante-huitards, experts en contrôle des mouvements sociaux.
Si chômeurs et RMIstes sont le plus souvent exclus du salaire direct et dépendent de diverses formes de salaire social (allocs, RMI, etc.) parce qu’ils ont un rapport fluctuant à l’emploi, ils sont résolument inclus dans la production de richesses : il n’y a aujourd’hui plus de frontière solide entre temps de travail et temps de vie [11], plus d’opposition possible entre salariés chômeurs et salariés précaires. Les chômeurs et les précaires qui se forment, utilisent et inventent mille machines productives, tous ceux-là ne reçoivent qu’une aumône misérable ou même carrément rien du tout en échange de leurs multiples implications dans une production de richesses qui ne se borne pas à la production de marchandises. Ils n’ont pas la chance de Lionel Jospin qui, lui, a bien eu droit à un salaire du Ministère des Affaires Étrangères de 1993 à 1997 alors qu’il était « en disponibilité ». Comme il l’a répondu à ses accusateurs le 20 mai 1998 à l’Assemblée Nationale, il a pu profiter de ces années « payé à ne rien faire » pour « agir et faire ». Curieusement, le Premier Ministre n’a pas songé à se définir alors comme « un assisté social » et a rejoint avec une spontanéité touchante les chômeurs, scolarisés et précaires qui réclament eux aussi la reconnaissance des formes de production hors-emploi dont ils sont les acteurs ; des moyens d’échapper à la pauvreté, de résister à la précarité de l’emploi, de mettre en œuvre de nouveaux projets, bref, qui exigent le salaire social qui leur est dû.
Paris, le 23 mai 1998.
CARGO (Collectif d’Agitation pour un Revenu Garanti Optimal) [12]
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- Lettre à Monsieur le Préfet, Nos amies les miettes, [Cargo->5676]
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Le choix de publier ce texte d’un collectif des années 90, créée en mars 1994, lors de la lutte contre l’instauration d’un « contrat d’insertion professionnelle » (CIP) qui prévoyait de rémunérer les jeunes salariés 20% en dessous des salaires conventionnels et du SMIC (un SMIC jeunes) , participant à AC !, est intervenu au moment ou le « travailler plus » de la réforme des retraites de 2010 a été l’occasion d’un mouvement social inédit qui a fait du blocage de l’économie sous diverses formes un outil de mise en cause pratique de la temporalité capitaliste (travail/contrôle) [13].
On le sait, la gauche instituée a elle aussi pour fonction de faire suer le burnou, d’organiser la mise au travail. N’est-ce pas elle qui en 1988 instaurait un RMI interdit aux moins de 25 ans ? N’est-ce pas Aubry, ex bras droit du patron du CNPF (l’organisation patronale qui a précédé le Medef), qui trouvait il y a quelques semaines naturel et logique que l’âge de la retraite à taux plein soit reculé « puisque la durée de vie augmente », sans rien dire de l’augmentation de la productivité, ni de celle de la richesse disponible ? N’est-ce pas Jospin qui a crée un COR (Comité d’orientation des retraites) destiné à légitimer la rationalité comptable qui préside à la « réforme » des retraites [14], et, par là, à l’organisation de la société des vainqueurs, de la réussite et du fric ? Un grand ami du socialisme, Séguéla, le publicitaire de Mitterrand, ne nous a-t-il pas dit que réussir sa vie supposait d’égaler Sarkozy, c’est à dire de posséder au moins une Rolex ? Si cette gauche s’avisait aujourd’hui de continuer ce qu’elle a commencé à faire, courant après son électorat, en faisant mine d’appuyer des exigences sociales à l’occasion du conflit sur les retraites, elle aura à faire le bilan de son action en la matière et à clarifier ses positions.
Nous sommes en effet de nouveau à la veille d’une énième réforme de l’assurance-chômage. C’est par une telle réforme que la « refondation sociale » patronale [15] à débuté en 2001, avant d’être suivie par la réforme des retraites et celle du chômage des intermittents [16], en 2003, avec l’appui de la CFDT [17].
C’est depuis plus de trois décennies que le chômage sert une politique de précarisation (la première réforme régressive des droits des chômeurs vient ponctuer, en 1979, une restructuration capitaliste entamée en 1973, sous le signe de « la crise », au sortir de 68) [18].
La grève des chômeurs [19], le mouvement qui vient d’avoir lieu et dont les liens transversaux cherchent aujourd’hui à se prolonger, à durer [20], pour être en mesure d’être offensifs, ont aujourd’hui à affronter cette épreuve. Il ne s’agit pas de se caler ou de dépendre du calendrier étatique mais bien de vérifier un accord, de constituer des forces afin de ne plus subir.
Que mille collectifs fleurissent sur les décombres du plein emploi !