Le 4 février prochain, le ministre de la Culture a convoqué une grande messe pour célébrer son projet de Culture Pour Chacun (CPC) supposé définir les orientations du ministère de la Culture pour les trois ans à venir.
Pendant ce temps-là :
• Le protocole Unedic de 2003 reconduit en 2007 continue de nous précariser.
• La baisse des subventions publiques et le désengagement de l’État dans les politiques culturelles détruisent les outils de production de la culture.
• Les réformes du financement des collectivités territoriales interdisent aux principaux financeurs de la culture de poursuivre leurs actions.
• L’application de la RGPP et la création du Comité pour la création artistique de Marin Karmitz minent et décrédibilisent sciemment l’action du ministère de la Culture.
Nous refusons de participer à des discussions qui ne visent qu’à occulter ces faits.
Le moment est venu d’inverser ce mouvement.
La culture, qu’elle soit prétendument « pour tous », « pour chacun » ou « partagée », ne sera en fait pour personne tant qu’elle s’inscrira dans la continuité de cette politique.
Soyons nombreux le 4, si nous ne voulons pas nous retrouver en très petit nombre plus tard.
Rassemblement le 4 février à 8h30 devant la Grande Halle de la Villette.
Qui a peur de la Culture de tout un Chacun ?
« - La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.
« - La question, répondit Humpty-Dumpty est de savoir qui sera le maître. Un point c’est tout. »
Alice au pays des merveilles. Lewis Caroll
Le programme d’action intitulé Culture Pour Chacun (CPC) publié en novembre par le ministère de la Culture et de la communication propose des dispositifs « dont la portée structurante restera inscrite dans la longue durée, bien au delà de 2013 ». C’est dire son ambition.
Sa publication a suscité une volée de réactions indignées - plus ou moins pertinentes ou lucides - de la part des acteurs de la culture. Devant le tollé provoqué par ce programme d’action et de perspective le ministre a publié un second document démentant piteusement et le constat, et les solutions proposés par M. Lacloche, auteur de la Culture Pour Chacun, devenu donc « Culture pour tous, culture pour chacun, culture partagée ».
Le but de ce tête à queue est de faire en sorte qu’une grande messe médiatique prévue pour présenter ce programme le 4 février prochain à la Villette se déroule devant un parterre apaisé.
La Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France souhaite qu’il n’en soit rien et appelle chacun à agir pour que cette réunion sonnant le glas de la culture ne puisse pas avoir lieu comme prévu par ses organisateurs.
La CPC n’est pas un texte isolé, écrit nuitamment par un fonctionnaire illuminé de la rue de Valois, et malencontreusement mis en ligne. C’est un lapsus du ministre de la Culture, l’expression de ce que pensent profondément les politiques qui nous gouvernent. S’il a choqué la nomenklatura culturelle, c’est parce qu’il est écrit dans sa langue, la langue technocratique, et qu’il lui donnait enfin à comprendre ce qui était déjà explicite dans la lettre de mission du Président de la République à sa ministre de la Culture en 2007.
Le constat sur la démocratisation culturelle se retrouve dans les deux documents : « Celle-ci a globalement échoué parce qu’elle ne s’est appuyée ni sur l’école, ni sur les médias, et que la politique culturelle s’est davantage attachée à augmenter l’offre qu’à élargir les publics. » (M. Sarkozy le 01/08/07) « D’une certaine manière, le véritable obstacle à une politique de démocratisation culturelle, c’est la culture elle même. » (M. Lacloche 09/10)
Et ce dernier de stigmatiser les productions culturelles sous le vocable infâmant d’intimidantes. La nature perverse du texte est dans son usage matois, prétendument neutre, œuvre d’un fonctionnaire du service public, d’une rhétorique du ressentiment devant laquelle il faut faire retour sur soi-même pour ne pas se laisser aller. Certes la décentralisation, si elle a rapproché les théâtres des spectateurs, a aussi créé beaucoup de baronnies locales qui exercent sur les productions artistiques un contrôle parfois pesant. Trop souvent le peuple (à supposer qu’il existe) a été considéré comme devant être culturellement éduqué par de bons livres, de bons spectacles, de bons films, plutôt qu’appelé à s’émanciper par lui-même. Enfin, oui, comme le disait M. Vitez lorsque les ouvriers vont au théâtre c’est quand ils le construisent. Bref, on ne saurait considérer la démocratie culturelle comme une victoire passée, mais un combat de chaque jour encore à mener, avec un personnel politique de droite comme de gauche qui déserte hélas, depuis des années ce champ de bataille. Il importe donc dans nos réponses, non pas de défendre ce qui a été fait depuis 40 ans comme intangible et indiscutable, en nous arc-boutant sur la défense de nos acquis -le pouvoir d’achat de la subvention - mais de nous interroger sur les politiques culturelles que nous voudrions, dans les faits, promouvoir.
Quel rôle le Président de la République, le ministre de la Culture, l’auteur de la CPC donnent-ils à la culture ?
C’est d’abord et avant tout une culture dont les acteurs essentiels sont devenus les médiateurs, les prescripteurs, les programmateurs, les commissaires. C’est une culture où les artistes, les techniciens, les intermittents sont ignorés. Chacun de ces auteurs semble soit ignorer le mot artiste (dans le programme de la CPC le mot art n’apparaît qu’une fois), soit déplorer leur trop grand nombre : « Vous lutterez contre les abus au régime d’indemnisation des artistes et techniciens du spectacle et inciterez les partenaires sociaux à limiter l’accès à ce régime aux professionnels et fonctions qui le justifient » (M. Sarkozy).
La culture pour eux est d’abord et avant tout une question de programmes dans tous les sens du terme : programme de gouvernement, programme d’investissement, programme de communication, programme éducatif, programme d’ordinateur, programme internet, programme de théâtre ou de chaîne télévisée. La culture est un problème de tuyaux qui permettent de réguler, diffuser, contrôler la distribution de produits artistiques. La CPC, c’est une usine à gaz distribuant les productions de l’industrie culturelle privée sous les lunettes de planificateurs Brejnéviens.
C’est aussi une culture qui obéit avec une conviction aveugle à la doxa néo-libérale. Chacun est considéré comme un consommateur isolé, attaché à son ordinateur où il se régale de culture numérique. De là, il règle par carte bleue ses achats culturels, et n’est invité à sortir de chez lui que pour participer à des modes de consommation démocratisés par des rendez-vous festifs et populaires, susceptibles d’être des ferments de cohésion sociale. La culture est appelée à faire preuve de son utilité, c’est à dire à être instrumentalisée politiquement, pour ravauder un tissu social décousu par les politiques libérales mises en œuvre depuis des années. Les auteurs de la CPC sont des gens qui ont très peur du conflit, de la dialectique, voire simplement du dialogue. Comment qualifierons-nous une culture agglomérant le corps social unifié partageant les mêmes valeurs qu’appelle de ses vœux M. Lacloche ?
La CPC se veut populaire. Nous la croyons populiste. D’abord dans son bon gros usage de la dénonciation des élites culturelles et aussi dans son appel à la prise en compte des pratiques culturelles spontanées qui vont, on le comprend, du Hip-hop pour les habitants du 93 aux pastorales pour les provençaux. On remarquera que les productions populaires semblent imaginées en tant que folklore fixé une fois pour toute, indexé à une population précise, et jamais en terme de contre-cultures inventées au jour le jour par des groupes susceptibles de s’auto-organiser.
Au fond, il s’agit d’occuper le peuple. Soit par l’encadrement de pratiques locales, confinées dans l’espace, dans leur public et sans financement. Soit par des manifestations de prestige consacrées à des artistes morts de préférence, où le même peuple est invité à se rendre en sages processions admiratives.
La culture, la vraie, et l’art, le vrai, pratiqués par de vrais artistes, (surtout pas intermittents) sera lui réservé à des élites qui pourront l’admirer dans des fondations privées, ou dans les rares lieux de l’excellence artistique où seront concentrés les moyens du ministère de la Culture.
Car si on veut dissoudre le vernis de semi vérités, de rétractations, de fausses confidences, dont sont confits les discours de nos gouvernants, il suffit d’observer leurs choix budgétaires.
Quiconque travaille dans des théâtres, des plateaux de tournages, ou sur d’autres lieux de la production artistique, sait que le financement de la culture est en baisse et particulièrement dans les domaines prétendument prioritaires par les auteurs de la CPC : par exemple pour le travail en zones sensibles, prison, hôpitaux, quartiers périphériques, mais aussi pour les projets atypiques, hors cadres, hors institution.
Tous les fonctionnaires du ministère de la Culture peuvent constater les dégâts occasionnés par les coupes budgétaires et l’application aveugle et idéologique de la RGPP.
Tous ceux qui ont pour charge de boucler des budgets entendent les plaintes des responsables des collectivités locales (principaux bailleurs de fond de la culture) qui voient leurs ressources diminuer au gré des décisions prises par ce même gouvernement qui prétend poursuivre la décentralisation.
Bref, ce document sensé préciser les orientations du ministère de la Culture pour les trois prochaines années et au-delà, et initier un mouvement irréversible, est d’abord et avant tout un faire-part de décès du ministère de la culture promis à une euthanasie active sous le regard goguenard des malins ayant rejoint le comité Karmitz et des nouveaux censeurs, les délégués de la CPC, les commissaires politiques venus superviser dans chaque DRAC l’octroi des subventions en accord avec les principes de la Culture pour Chacun.
Quelle est la rage dont est atteinte la culture pour qu’ils veuillent tant l’abattre ?
Ce mal a eu un visage terrifiant pour eux en 2003 avec la crise de l’intermittence.
En effet, la possibilité pour un nombre croissant d’artistes et de techniciens d’ouvrir des droits sociaux aux annexes 8 et 10 a ouvert des possibles qui n’étaient alors ni imaginés, ni voulus par les partenaires sociaux, les ministres successifs de la culture, ou même par les principaux intéressés.
Des milliers d’artistes qui connaissaient la précarité ont pu enfin ouvrir des droits sociaux et se projeter dans un avenir où ils pouvaient vivre de leurs pratiques.
Ils ont aussi pu s’affranchir partiellement de l’imprimatur des choix forcément arbitraire de l’octroi des subventions.
Ils ont inventé des formes de travail susceptibles de contourner les formes jusqu’alors intangibles de la subordination salariale.
Bref, l’intermittence a permis à des dizaines de milliers d’individus d’expérimenter la pratique d’une culture qui n’était plus pour tous ou pour chacun, mais enfin par tous et par chacun.
Le déficit qui horrifiait les dirigeants du Médef, le gonflement des effectifs des intermittents qui allait immanquablement les entraîner dans une précarité grandissante prophétisée par les Trissotins mandatés par la CFDT, les faux artistes autoproclamés qui dévalorisaient le travail des vrai professionnels : personne ne voulut y voir un désir d’expression, d’émancipation montant d’une partie croissante de la société.
Car qui a inventé, pratique, et vivifiera encore la démocratisation culturelle ? Des individus, des équipes qui, surtout en province, ont essaimé leurs utopies sur tout le territoire. Ces aventures artistiques (troupes de théâtre, cirques, associations de production vidéo, collectifs de théâtre de rue, groupes de musiques, compagnies de danse et tutti quanti) ont pollénisé le territoire. Certaines se sont métamorphosées en institutions, d’autres ont continué sur des chemins de traverse. Peu importe. Un modèle alternatif à la Culture (avec un grand K) était apparu. Ce modèle échappait aux experts, aux politiques, aux lois de l’économie libérale.
Une politique culturelle ne peut, comme le font les politiques de droite comme de gauche, faire l’impasse sur ce fait. Il est massif. Il est ancré dans l’histoire. Il est têtu, comme en témoigne la remarquable longueur du conflit de l’intermittence.
Ce portrait de l’artiste en intermittent de l’emploi, susceptible de s’assembler librement en groupe artistique ou politique est l’image en négatif exacte du producteur asservi et du consommateur culturel passif rêvé par le ministre de la Culture. C’est son cauchemar.
La question n’est pas de savoir si la culture doit être pour tous, pour chacun ou partagée, voire les trois.
La question est de savoir comment dans les années à venir sera entendu, diffusé, rémunéré, ce désir d’expression et d’émancipation de la société, comment enfin sera reconnue la culture fabriquée par tout un chacun, par tous et par chacun.
Ce n’est pas uniquement la question de la démocratie culturelle qui se pose. C’est celle de la démocratie tout court.
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