Cette recherche [1] s’est déroulée en temps de crise : la crise financière des subprimes de 2007- 2008, la crise économique qui l’a suivie, puis la crise fiscale des États grec, irlandais, portugais... La crise économique a signifié ralentissement - voire baisse dans certains secteurs - de l’investissement et hausse du chômage et, à ce titre, a touché immédiatement notre champ d’investigation : la condition des chômeurs et des précaires. Mais nous avons également pris la mesure des dimensions financières de la crise en ce qu’elles affectent, par certains aspects de manière encore plus importante, les chômeurs et les précaires. En effet, d’une part, la crise financière a lourdement pesé sur les budgets de l’État, en laissant apparaître comme nécessité, sans alternative possible, la réduction des dépenses publiques ; d’autre part, les modes de financement des déficits orientent les politiques sociales.
La dette objective comme machine sociale de capture
En 2009, le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle a pesé pour 1,3 milliard d’euros sur le total des prestations versées, mais n’a contribué que pour 223 millions aux recettes (cotisations) de l’Unedic. Le déficit s’élève donc à plus de 1 milliard d’euros. Soit un montant à peine inférieur au déficit de l’Unedic pour cette même année.
À partir de la « légitimité » de ce déficit, les médias et les analystes rejoignent les positions du Medef, pour qui une nouvelle révision de la réforme des Annexes 8 et 10 et une ultérieure restriction du périmètre de l’intermittence s’imposent à terme. Pourtant, le déficit de l’Unedic est loin de pouvoir être attribué aux seuls intermittents du spectacle, et encore moins aux seules dépenses. En effet, depuis 2002, l’Unedic enregistre des déficits annuels importants : selon les estimations, le déficit cumulé devrait atteindre 11 milliards d’euros à la fin de l’année 2011. Les allocations versées suite à la fin d’un CDD ou d’une mission d’intérim sont estimées à hauteur de près d’un quart des dépenses totales. Elles représentent une dépense de 6,3 milliards d’euros, soit plus de la moitié du déficit cumulé. L’Unedic estime en outre à un quart la part des chômeurs inscrits après la fin d’un contrat de moins d’un mois. Ainsi, c’est tout l’emploi précaire et discontinu, dont les entreprises bénéficient en termes de plus grande flexibilité, qui pèse de manière structurelle sur le bilan de l’Unedic.
Mais, plus important encore, le déficit est aussi le fait de la réduction des cotisations patronales. Ainsi, comme on peut le lire dans le Projet de loi de Finances pour 2011 au chapitre Travail et emploi, les allégements généraux de cotisations patronales sont estimés atteindre 24,43 milliards d’euros, dont 22,2 milliards d’euros d’allégements généraux de charges « Fillon » et 3,23 milliards d’euros d’exonérations relatives aux heures supplémentaires de la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (Tepa).
Dans le contexte d’une économie de marchés financiers, qui est le contexte préfiguré par les politiques nationales et européennes depuis les années 1980, la dette publique ne peut être couverte que par émission de titres, et donc par le recours aux marchés financiers. Pour combler le déficit, plutôt que d’augmenter les cotisations patronales ou de taxer les actionnaires, les fonds de pension, les investisseurs institutionnels et les assurances, l’Unedic a emprunté de l’argent en émettant des titres sur les marchés financiers. En décembre 2009, elle a emprunté 4 milliards d’euros puis, en février 2010, 2 milliards supplémentaires, tout en essayant en même temps de restreindre le nombre de chômeurs indemnisés.
Pour mieux comprendre les implications des modes de financement des dépenses sur la politique sociale, il apparaît opportun de rappeler l’un des dispositifs qui, depuis le milieu des années 1980, a donné une impulsion majeure au processus de financiarisation de l’économie : la titrisation des dettes. Avec la titrisation des dettes (des particuliers, comme des États), les créances sont transformées en titres échangeables sur les marchés financiers, ainsi la dette est mise au cœur de la finance globale. Les titres de la dette constituent un actif financier comme les autres, et peuvent alors faire l’objet de spéculations, tandis que les organismes endettés font l’objet d’évaluations de fiabilité.
Agences de notation : l’évaluation gouverne
Ainsi, les institutions de la protection sociale, qui financent leur déficit par l’émission de titres de la dette, n’échappent-elles pas aux évaluations des agences de notation. Le 12 octobre 2010, l’Unedic publiait le communiqué suivant : « L’Unedic se félicite de la confirmation de ses notes à long et court termes par les trois agences Fitch (AAA– F1+), Moody’s (Aaa– P–1) et Standard &Poors (AA– A–1+). La révision de ces notes a débuté après le conseil d’administration du 29 juin 2010, pour s’achever le 8 octobre dernier. L’excellence de cette notation permettra à l’Unedic de mener à bien son programme de financement, garantissant ainsi la continuité du service des allocations chômage. Le 10 septembre 2010, la dernière prévision d’équilibre technique de l’Assurance-chômage faisait en effet apparaître une prévision de dette globale de l’Unedic proche de – 13 milliards d’euros à fin décembre 2011. »
Or les « Économistes atterrés » l’ont expliqué et dénoncé avec force : la notation n’est pas une opération neutre : « Elle affecte l’objet mesuré, elle engage et construit le futur qu’elle imagine [2]. » La notation, qui procède d’appréciations subjectives, oriente les taux d’intérêts et, par là, la politique des États, y compris, pour ce qui nous intéresse ici, en matière de gestion du chômage.
Suite à l’annonce de la notation de l’Unedic, les investisseurs se sont précipités pour acheter des titres. En moins d’une heure, tout a été vendu. Un tel engouement de la part des investisseurs s’explique facilement. Les agences de notation internationales « ” les mêmes qui ont donné de mauvaises notes à l’Irlande ou à la Grèce en faisant grimper les intérêts et qui ont imposé des politiques de rigueur budgétaire, les mêmes qui ont toujours très bien noté les « titres pourris » (cause première de la crise des subprimes), les mêmes qui ont donné des avis favorables aux entreprises condamnées pour malversation comme Enron, les mêmes qui n’ont pas su prévoir la dernière crise financière »” les agences de notation, donc, ont donné, comme le dit le communiqué, de bonnes notes à l’Unedic et, ainsi, des garanties aux investisseurs. Pour « sauver le système », les gestionnaires de l’Unedic doivent s’adapter à la logique financière. Ce système de financement a des conséquences redoutables.
L’« évaluation » des agences de notation va planer sur les négociations pour la convention d’assurance-chômage qui se déroulent tous les trois ans. Pour conserver ces bonnes notes, syndicats et patronat seront bien obligés d’agir en fonction des exigences des agences de notation plutôt qu’en fonction de l’intérêt des chômeurs. Finalement, c’est comme si les agences de notation étaient entrées dans la gestion de l’Assurance-chômage par leur « pouvoir d’évaluation ».
Les cotisations sociales, manne financière
L’« évaluation » des agences devient un élément de l’évaluation générale des politiques de gestion des chômeurs et des précaires. Le mouvement des chômeurs de 1997-1998 comme le mouvement des intermittents de 2003-2007 revendiquaient l’ouverture des instances paritaires aux précaires, aux intermittents et aux chômeurs, peu ou mal représentés par les syndicats. Leurs revendications de démocratisation des institutions de la protection sociale n’ont jamais été entendues. Pendant ce temps, ces institutions s’ouvraient implicitement aux investisseurs financiers. Le paritarisme de la gestion de l’Assurance-chômage assuré par les syndicats de salariés et les syndicats de patrons s’ouvre aux investisseurs privés, qui ont désormais, implicitement, leur mot à dire.
Le taux d’intérêt appliqué aux 6 milliards d’emprunt est d’environ 3 %. Ce chiffre signifie que les cotisations chômage deviennent une nouvelle source de profits pour les institutions financières, les fonds de pension et les banques. Une modification à la baisse de la notation de Moody’s « ” comme elle l’a fait récemment pour l’Irlande ou pour la Grèce »” se traduit par une hausse du taux de l’emprunt. La finance opérera donc une ponction encore plus importante sur les cotisations, ce qui se traduira par une baisse des allocations. L’alternative : une réduction des protections afin d’éloigner le risque d’une mauvaise notation. Dans un cas comme dans l’autre, la notation des agences ne peut que contraindre à une réduction des droits sociaux. Ce que les cotisations destinées aux chômeurs payent aux créanciers ne constitue qu’une infime partie de la ponction que la finance internationale prélève chaque année sur le revenu de la population d’une nation.
Depuis la fin des années 1970, les politiques néolibérales visent à démanteler l’État providence, mais transforment aussi la structure du financement de ses dépenses. Adoptée par tous les gouvernements et inscrite dans les différents traités européens, l’interdiction de monnayer la dette sociale à travers la création monétaire par les banques centrales constitue en ce sens la matrice des dogmes du néolibéralisme. L’Unedic, les collectivités locales et, finalement, tous les services sociaux de l’État providence doivent recourir aux « marchés financiers ».
Voilà le résultat de l’« indépendance de la banque centrale ». Ses effets en cascade ne sont pour autant pas de moindre intensité en ce qui concerne les droits sociaux ainsi que la quantité et la qualité des services sociaux. Ils sont directement perceptibles par tous les usagers de ce qui reste de l’État providence, qui constatent une diminution quantitative et qualitative des services. Mais aussi par tous les citoyens, qui doivent rembourser la dette sociale et payer les intérêts aux différents créanciers.
La logique de marché (financier) dans le domaine de la protection sociale s’affirme donc à travers, d’une part, le développement du système par capitalisation, donc par la part des risques (chômage, santé, vieillesse) couverte par les marchés privés des assurances et des fonds de pension ; d’autre part, par ce que l’on vient d’analyser, à savoir, rappelons-le, en confiant le financement des dépenses sociales aux marchés financiers.
Nous avions déjà rencontré la logique financière à l’œuvre dans l’État providence, mais de façon plus discrète et indirecte. La prétendue réforme du régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle en 2003 a été justifiée et légitimée par la nécessité de réduire le déficit des caisses d’assurance-chômage. Objectif par ailleurs jamais atteint, car la réforme a surtout agi dans le sens d’une modification des logiques d’attribution des allocations chômage. Les modalités de fonctionnement du nouveau protocole d’indemnisation chômage sont largement inspirées de la finance. D’une part, le nouveau protocole demande à chaque intermittent de gérer son « capital jour » (243 jours d’indemnisation), qui est aussi un « capital d’indemnisations » auquel on aura droit, quoi qu’il arrive. Et, même si on travaille beaucoup et pour des salaires très élevés, il s’agit d’un capital qu’il faut gérer comme on gérerait un actif financier, selon la logique de l’entrepreneur qui fait de bons investissements (gérez vos jours d’indemnisation comme un capital à maximiser !). D’autre part, la réforme, comme nous l’avions démontré, a substitué à la logique de la mutualisation qui fondait les Annexes 8 et 10, une logique d’individualisation et d’indemnisation au mérite.
Un nouveau pouvoir économique : le rapport créancier/débiteur
L’économie néolibérale semble réaliser un changement majeur annoncé il y a plus d’un siècle par Nietzsche, qui voyait dans le crédit et non dans l’échange le paradigme du rapport social [3]. La dette fonctionne, d’une part, comme machine de capture, de prédation, de ponction sur la société dans son ensemble et, notamment, sur l’État providence et, d’autre part, elle agit aussi comme un instrument de gestion macroéconomique et comme un dispositif de gouvernement des conduites et de production des subjectivités collectives et individuelles.
L’enquête menée auprès des intermittents et des ayants droit aux minima sociaux nous a conduits à formuler l’hypothèse suivante : les discours que soutiennent les politiques néolibérales visent à transformer les droits sociaux en dettes sociales, à leur tour transformées en dette individuelle. Les « ayants droit » deviennent des « ayant devoirs » et, en se sens, « débiteurs » auprès de Pôle emploi (pour les chômeurs) et auprès de l’État (pour les ayants droit aux minima sociaux). Cette métamorphose est intimement liée à la métamorphose de la protection sociale analysée jusqu’ici et au rôle de la finance globale. Pour comprendre, donc, le passage de la dette objective à la dette subjective, il convient de s’attarder sur l’analyse de la finance globale.
Pour rendre compte de la nouvelle hégémonie que la finance exerce sur l’économie, André Orléan, économiste hétérodoxe, parle de « pouvoir créancier » et de « puissance créancière » dont la force « se mesure à cette capacité de transformer l’argent en dette et la dette en propriété et, ce faisant, à influer directement sur les rapports sociaux qui structurent nos sociétés » [4]. Cette théorie définit la relation créancier-débiteur comme le pivot autour duquel s’opère la transformation de la gouvernance capitaliste : « On est passé de la régulation fordiste, qui privilégiait le pôle industriel et débiteur, à une régulation financière, qui met en avant le pôle financier et créancier » [5].
Mais la relation créancier-débiteur ne se limite pas à influer directement sur les rapports sociaux. Elle est elle-même un rapport de pouvoir parmi les plus importants et universels du capitalisme contemporain. La relation créancier-débiteur constitue un rapport de pouvoir spécifique, qui implique des modalités spécifiques de production de subjectivité : une forme particulière d’homo oeconomicus, l’« homme endetté ». La relation créancier-débiteur se superpose aux relations capital-travail, État providence-usager, entreprise-consommateur. Les institutions de l’État providence visent à induire de nouvelles conduites des chômeurs et des allocataires du RSA, puisque ils les considèrent au fond comme des débiteurs.
La dette sécrète une morale à la fois différente et complémentaire de celle du travail. Le couple effort-récompense est doublé par la morale de la promesse et de la faute. Comme nous le rappelle Nietzsche, le concept de Schuld (faute), concept fondamental de la morale, remonte au concept très matériel de Schulden (dettes).
La morale de la dette induit une moralisation à la fois du chômeur, de l’assisté, de l’usager de l’État providence, mais elle agit aussi auprès de peuples entiers comme les Grecs, récemment désignés, par une campagnes de presse européenne, comme des « cigales » vivant aux dépens des « fourmis » allemandes.
Le néolibéralisme gouverne l’économie et le welfare state tant à travers le rapport de pouvoir créancier-débiteur qu’à travers le rapport capital-travail. Cependant, la dette est un rapport de pouvoir plus universel que celui capital-travail. Tout le monde y est inclus. Même ceux qui sont trop pauvres pour avoir accès au crédit doivent payer, à travers le remboursement de la dette publique, les intérêts aux créanciers. La relation de dette concerne la population dans son ensemble [6] et constitue une nouvelle articulation de ce que Michel Foucault appelle « biopolitique » [7].
La dette et les formes du pouvoir
Nous avons longuement lu, discuté, travaillé à l’intérieur de l’Université ouverte Naissance de la biopolitique, de Michel Foucault. Ce livre, qui recueille les cours de Foucault de 1978-1979 au Collège de France constitue un ouvrage incontournable pour saisir le néolibéralisme ; néanmoins, il néglige de prendre en considération la question de la monnaie, de la finance et de la dette, alors que, depuis la fin des années 1970, la dette constitue le dispositif principal du gouvernement néolibéral. La politique de la dette intervient indifféremment sur des zones géopolitiques (Sud-Est asiatique, Amérique du Sud, Europe), sur la population d’une nation (l’Argentine, la Grèce, l’Irlande, etc.). Elle opère un chantage dans la plupart des conflits sociaux (retraites, intermittents, etc.) et exerce son pouvoir sur des individus (l’endettement des familles et des particuliers).
La finance, ou plutôt la dette, est l’arme choisie par le capital pour reconfigurer les pouvoirs tels que Foucault les a définis : pouvoir souverain, pouvoir disciplinaire et pouvoir biopolitique.
Pouvoir souverain et privatisation de la monnaie, un nouveau bloc de pouvoir
L’économie de la dette reconfigure le pouvoir régalien de l’État, en neutralisant et en faisant concurrence à la souveraineté monétaire, c’est-à-dire au pouvoir de destruction et de création de la monnaie. Depuis les années 1980, la finance globale organise et développe un processus de « privatisation de la monnaie », matrice de toutes les privatisations. Il faut faire remarquer immédiatement que, pour sauver la mère de toutes les privatisations, les néolibéraux n’ont pas hésité à invoquer la « nationalisation » des pertes des banques.
La finance s’est approprié la plupart des fonctions de la monnaie bancaire, au point que la politique des banques centrales est fortement conditionnée par la demande de liquidité de la sphère financière. À partir des années 1990, l’offre de monnaie s’est développée indépendamment de tout objectif quantitatif fixé par les autorités monétaires centrales. Les banques centrales des États se sont limitées à monnayer la demande de liquidité. L’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du Trésor se révèle être, en réalité, la forme de sa dépendance vis-à-vis des marchés.
Pendant la même période et autour de la finance globale, s’est constitué un nouveau bloc de pouvoir. En réalité, à l’encontre de ce que soutiennent la grande majorité des économistes, des experts et des journalistes, il n’y a pas de concurrence ni de conflit entre marchés financiers et politique des États. Au contraire, une nouvelle alliance néolibérale est apparue, qui regroupe les banques, les investisseurs institutionnels, les États, ainsi que des pans entiers de la technostructure, des médias et du monde académique, qui s’attaque de façon systématique à la logique de l’État providence et à ses dépenses sociales. L’alliance néolibérale ne vise pas tellement le démantèlement du welfare state que sa métamorphose : faire des politiques sociales une technique de gouvernement des populations.
Ce nouveau bloc de pouvoir n’aurait jamais pu voir le jour ni se développer sans l’intervention des gouvernements, des États et des banques centrales. Or, comme le démontre la dernière crise financière, c’est toujours l’État (comme « prêteur en dernière instance » au travers des banques centrales, en réalité comme puissance politique) qui permet à cette alliance de survivre et de se reproduire. Les banques et les institutions financières constituent un réseau transnational qui s’appuie sur l’État et s’allie avec lui, mais qui suit sa propre stratégie en utilisant et en exploitant les institutions des États. Après avoir été sauvés par l’intervention de l’État, ils spéculent, depuis, sur la dette souveraine, créée par leur propre désastre.
Le pouvoir disciplinaire des actionnaires
L’économie de la dette reconfigure le plus important des pouvoirs disciplinaires : l’entreprise. Elle revient sur l’euthanasie keynésienne du rentier, en réinstallant, comme jamais auparavant dans l’histoire du capitalisme, le pouvoir de l’actionnaire sur tous les autres acteurs de l’entreprise et, notamment, sur les salariés. Les détenteurs de titres de propriété du capital sont les seuls, avec les managers devenus eux aussi actionnaires, à bénéficier de la productivité des salariés à qui, en revanche, est déniée toute augmentation de salaire.
La finance met en place un gouvernement de l’entreprise dont les principes généraux sont les suivants : « primauté de l’actionnaire sur le dirigeant de l’entreprise ; subordination de la gestion de l’entreprise à l’intérêt de l’actionnaire ; en cas de conflit d’intérêts, prépondérance de l’intérêt de l’actionnaire ». [8] C’est l’actionnaire et les institutions financières qui le représentent qui décident, commandent, ordonnent de fait les formes de valorisation, les procédures de comptabilité (mesure) de la valeur, les niveaux de salaire, l’organisation du travail, les rythmes et la productivité dans l’entreprise.
Le pouvoir biopolitique et la figure du débiteur
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement ici est la configuration de ce que Foucault appelle pouvoir biopolitique : la politique de la dette investit l’État providence. Elle ne se limite pas à métamorphoser les dépenses sociales en sources de nouveaux profits pour les créanciers (assurance et investisseurs institutionnels), mais transforme la nature de l’État providence. Aux assurances contre les risques (vieillesse, santé, chômage, etc.) se substituent, toutes les fois que c’est possible, des assurances privées (assurance-vie, de crédit pour la formation, mutuelles privées pour la santé).
En réduisant en même temps les dépenses sociales et en baissant les impôts (baisse qui bénéficie surtout aux plus hauts revenus et aux entreprises), la politique néolibérale de l’État opère un double processus : d’abord un transfert massif de revenus vers les classes les plus aisées de la société et les entreprises, pour qu’ensuite ces déficits creusés par les politiques fiscales deviennent à leur tour sources de revenus pour tous les créanciers.
C’est le « cercle vertueux » de l’économie de la dette qui fait dire à Warren Buffett, l’oracle de la bourse américaine, avec la franchise et la lucidité propre aux réactionnaires : « Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner. »
La transformation des droits sociaux en dettes privées financées par les marchés constitue le processus stratégique du programme néolibéral et la réalisation de l’individualisme patrimonial, qui « a pour fondement l’affirmation de droits [9] individuels, mais dans une conception toute financière de ces droits, identifiés à des titres ».
Un avatar de cette même logique (les droits identifiés aux dettes ou aux crédits octroyés par les services) opère à l’intérieur de l’État providence. D’une part, l’usager est transformé en débiteur. À la différence de ce qui est d’usage sur les marchés financiers, il ne lui est pas demandé de rembourser en argent, mais en comportements, attitudes, manières d’agir, projets, engagements subjectifs, temps dédié à la recherche d’emploi, temps dépensé à se former selon les critères dictés par le marché et l’entreprise, etc. Il doit rembourser avec sa propre chair, son propre corps, sa propre vie. D’autre part, cette logique impose une nouvelle organisation du travail pour les agents et les fonctionnaires et une nouvelle relation subjective entre l’institution et ses usagers.
La dette subjective infinie comme technique de dressage à la « responsabilisation » et à la « culpabilisation »
Revenons à présent à Nietzsche, pour qui « le rapport social le plus ancien et le plus primitif qui soit entre personnes » est le rapport entre créancier et débiteur. C’est dans ce rapport que « pour la première fois, la personne affronte la personne [c’est là que] la personne se mesure avec la personne pour la première fois » [10]. Dans La Généalogie de la morale, Friedrich Nietzsche affirme que la possibilité d’extraire de l’ « homme-fauve » un « homme civilisé », c’est-à-dire un homme « prévisible, régulier, calculable », passe par la production d’un homme capable de promettre. La tâche d’une communauté ou d’une société est d’abord d’élever un homme à même de « se porter garant de soi », de façon qu’il puisse s’acquitter de la dette envers ses différents créanciers (la communauté, les ancêtres ou la divinité). Pour honorer la promesse de rembourser la dette qu’il a contractée avec son créancier, il faut fabriquer, à cet « oubli incarné qu’est l’homme », une mémoire, une conscience, une intériorité qui le rende à la fois coupable et responsable de ce à quoi il s’est engagé. La dette implique ce que Nietzsche appelle un « travail sur soi, une torture de soi », un « travail de l’homme sur lui-même ». L’implication de la subjectivité dans l’économie néolibérale, la fabrication du « capital humain » s’expliquent précisément par l’économie de la dette.
Le capitalisme contemporain, d’une part, encourage les gouvernés à s’endetter (aux États- Unis, où l’épargne est négative, on contracte tous genres de crédits à la consommation, pour acheter une maison, pour poursuivre ses études, etc. [11]) en ôtant à l’endettement en général toute charge culpabilisante ; d’autre part, il culpabilise individuellement les citoyens en les rendant responsables des déficits publics (de la Sécurité sociale, de l’Assurance-maladie, de l’Assurance-chômage, etc.), qu’ils sont invités à combler en sacrifiant leurs droits sociaux. Cette incitation à contracter des crédits et cette obligation de faire des sacrifices pour réduire le déficit des dépenses sociales ne sont pas contradictoires, puisqu’il s’agit d’installer les gouvernés dans un système de dette infinie : on n’en a jamais fini avec la dette dans le capitalisme financier, tout simplement parce qu’elle n’est pas remboursable.
La dette infinie n’est pas d’abord un dispositif économique, mais une technique sécuritaire [12] pour réduire les risques des comportements dangereux des gouvernés. En dressant les gouvernés à « promettre » (à honorer leur crédit), le capitalisme « dispose à l’avance de l’avenir », puisque les obligations de la dette permettent de prévoir, de calculer, de mesurer, d’établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir. Ce sont les effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité (culpabilité et responsabilité) qui permettent au capitalisme de jeter un pont entre le présent et le futur.
Dans la logique néolibérale, les allocations que le chômeur ou le bénéficiaires de RSA reçoivent ne sont pas tant des droits que des dettes. Les allocations chômage ne sont pas un droit acquis par les cotisations, mais une dette qui doit être remboursée avec intérêts. La conscience de cette transformation lente, mais qui progresse depuis les années1980, commence à émerger chez les usagers de Pôle emploi.
Reprenons ici, à ce sujet, les extraits de récits d’intermittents du spectacle recueillis lors d’un atelier organisé en septembre 2008 :
« Tu parles de la reconnaissance du travail dans le champ artistique. Mais, quand je disais « reconnu socialement » , je parlais du système d’indemnisation chômage, qui est inscrit dans le champ social parce qu’il est le résultat de luttes sociales. Ce qui fait que, socialement, on reconnaissait que tu avais droit à cette indemnisation, à ce revenu de remplacement, quel que soit son nom... La société disait : « c’est un droit » et, maintenant, il est tout à fait clair que la société ne dit plus cela, c’est terminé. »
« Quand je parlais de « reconnaissance » , ça signifie seulement qu’on ne peut plus s’appuyer sur les mêmes discours face à l’institution, c’est fini. »
« Ce n’est plus un droit, mais une récompense, une prime au mérite ou à la débrouille (voir les logiciels créés par certains pour rentabiliser le système). Quelque chose qu’on peut rentabiliser, défendre ou subir, comme le salaire. »
Dans la société néolibérale, l’homme à même d’honorer la promesse de remboursement se présente, comme le suggère Michel Foucault, comme un « entrepreneur de soi » [13]. L’injonction à devenir entrepreneur ne signifie pas la transformation de tout un chacun en un véritable entrepreneur, mais suppose que tout un chacun en doive assumer la logique, le comportement, les attitudes. Même s’il s’agit de gérer sa propre misère, son chômage, son emploi discontinu et son temps partiel, il faut le faire avec une attitude entrepreneuriale. Devenir entrepreneur de soi implique de considérer les allocations chômage non pas comme des droits, mais comme des investissements de la société, qui exige contrepartie. Comme chez tout entrepreneur, les investissements se font en contractant des « crédits-dettes ».
À la différence des vrais entrepreneurs, la dette contractée par les débiteurs que sont les chômeurs et les bénéficiaires du RSA doit être remboursée non pas en monnaie sonnante, mais par les constants efforts du débiteur pour maximiser son employabilité, pour s’activer dans l’insertion professionnelle ou dans l’insertion sociale, pour être disponible et mobilisable sur le marché de l’emploi. Le remboursement de la dette correspond à une conduite des comportements conforme aux normes édictées par l’institution.
Citons ici, à ce sujet, les propos d’une intermittente du spectacle, qui a participé à un atelier sur le rapport aux institutions :
« Plus de devoirs, moins de droits, comme avec les employeurs. Comme dans l’emploi, où je dois me montrer « bonne actrice » , je dois être « bonne intermittente » dans le chômage. Prouver ma valeur aussi dans ce domaine, pour ne pas être convaincue d’usurper mes droits. D’un côté comme de l’autre, donner des preuves de légitimité. »
Les droits sont universels, mais la dette est individuelle. Le processus d’individualisation, qui est une constante des politiques sociales, est maintenant structuré et informé par la logique de la dette. Chaque individu est un cas particulier, qu’il faut analyser avec soin, car, comme dans les dossiers pour obtenir un crédit, ce sont les projets du débiteur, ses compétences, ses initiatives, sa fiabilité (au XIXe siècle, on disait sa « moralité »), qui constituent la garantie du remboursement de la dette sociale qu’il a contractée. Comme pour un crédit bancaire, on octroie des droits sur la base d’un dossier individuel, après un examen, après avoir récolté des informations sur la vie des individus, leurs conduites, leur mode d’existence. La dette produit aussi ses effets de pouvoir sur la subjectivité à travers des techniques spécifiques d’individualisation.
Reprenons les propos de l’intermittente du spectacle :
« Cette modification me donne l’impression que ce n’est plus une règle commune qui gère mon assurance-chômage, mais plutôt que mon indemnisation est de plus en plus indexée à mon « profil » , à mon cas. « Profil » individuel et ponctuel. »
Si les mnémotechniques que le gouvernement néolibéral met en place ne sont pas la plupart du temps aussi atroces et sanguinaires que celles décrites par Nietzsche (supplices, tortures, mutilations, etc.), leur sens est identique : construire une mémoire, inscrire dans le corps et l’esprit l’obligation (Nietzsche parle de « culpabilité », « mauvaise conscience », repli sur soi comme individu). Pour que ces effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité fonctionnent, il faut donc sortir de la logique des droits individuels et collectifs et entrer dans la logique des crédits (les investissements du capital humain).
L’utilisation des techniques liées à la dette infinie pour le dressage individualisant à la culpabilité et à la responsabilité commence très tôt pour le capital humain, avant même l’entrée dans le marché de l’emploi. Aux États-Unis, 80 % des étudiants qui terminent un master de droit cumulent une dette de 77 000 dollars s’ils ont fréquenté une école privée et de 50 000 s’il s’agit d’une université publique. L’endettement moyen des étudiants qui terminent une école de spécialisation en médecine est, selon une étude de l’Association of Americain Medical Colleges, de 140 000 dollars [14].
Les implications subjectives de la dette
« Une évaluation suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les phénomènes. Mais, d’autre part et plus profondément, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des « points de vue d’appréciation » , dont dérive leur valeur elle-même (...).
Les évaluations, rapportées à leur élément, ne sont pas des valeurs, mais des manières d’être, des modes d’existence de ceux qui jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles ils jugent. C’est pourquoi nous avons toujours les croyances, les sentiments, les pensées que nous méritons en fonction de notre manière d’être ou de notre style de vie. » Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie
Lorsque les droits sociaux (l’assurance-chômage ou le RSA) tendent à se transformer en dette sociale et en dette privée, le fonctionnement des relations subjectives entre les institutions créditrices, qui distribuent les droits, et leurs débiteurs, qui bénéficient de leurs allocations, changent radicalement. Les droits sont universels, tandis que la dette accordée sur une évaluation de la moralité est individuelle. Le créancier évalue le comportement du débiteur, en tenant compte de son cas spécifique, de sa situation particulière. L’individualisation pratiquée par les institutions se moralise en mobilisant le « soi » de chacun, comme nous l’avons vu ailleurs à propos du suivi des chômeurs, des allocataires du RSA et des salariés à l’emploi discontinu.
Un écrit de Marx sur le crédit [15] peut nous aider à saisir les forces et les enjeux subjectifs de la relation créancier-débiteur. Le crédit implique un jugement, une estimation subjective, une « évaluation morale de l’homme », dit Marx, puisqu’il s’agit de mesurer une action future, anticiper un avenir incertain, faire confiance à des conduites, à des comportements à venir. La mesure du crédit-dette ne peut pas être objective, puisque elle ne porte pas sur des marchandises ou sur la production (qu’on peut mesurer à travers le temps de travail ou l’utilité). La mesure est toujours subjective, puisqu’elle porte sur l’homme et sa moralité, c’est-à-dire sur ses actions. Ce qu’on juge, qu’on estime, qu’on mesure est finalement la vie (le style de vie) des individus, dit Marx. Ce qui fait écho à la citation précédente de Gilles Deleuze, les évaluations renvoient à des manières d’être, au mode d’existence de ceux qui jugent. Ce qui est en jeu, ce qui est présupposé par l’évaluation (financière), ce sont des modes d’existence, des styles de vie.
« Le crédit est le jugement que l’économie politique porte sur la moralité de l’homme (...) L’individualité humaine, la morale humaine se transformant à la fois en article de commerce et en existence matérielle de l’argent. Le crédit taille la valeur monétaire non pas dans l’argent, mais dans la chair humaine, dans le cœur humain (...). Dans le crédit public, l’État occupe la même position que nous venons de définir pour l’homme particulier (...) Puisque, dans le système de crédit, l’évaluation morale d’un homme, tout comme la confiance en l’État, etc., a pris la forme du crédit, le mystère qui se cache sous le mensonge de cette estimation, l’infamie immorale de cette moralité, tout comme l’hypocrisie et l’égoïsme de cette confiance en l’État, éclatent au grand jour et apparaissent tels qu’ils sont en réalité . » (Marx, Manuscrits de 1857-1858, chapitre de l’argent).
L’individualisation des politiques de l’État providence, sous le régime de la dette, implique une analyse détaillée de la subjectivité des individus, de leurs performances, de leur style de vie. La capacité de remboursement est chaque fois singulièrement mesurée et elle implique toujours une évaluation morale sur les actions et les modes de vie des individus.
L’individualisation pratiquée par les institutions « créditrices » (Pôle emploi, CAF, etc.) introduit de l’arbitraire et de l’aléatoire, puisque tout est indexé, non pas sur des normes générales et égales pour tous, mais sur l’idiosyncrasie de chaque subjectivité. La relation avec l’institution renvoie toujours au « soi » de l’usager, elle oblige l’usager-débiteur à convoquer et à négocier sans cesse avec son propre « soi ». Comme le dit Nietzsche, la tâche principale de la dette consiste dans la construction d’un sujet et de sa mémoire, d’un « soi » qui croit en sa propre individualité ( [16] et qui se porte garant de ses actions, de sa manière de vivre et qui en est responsable.
Une intermittente explique de la façon suivante l’action individualisante de Pôle emploi :
« L’attribution et le montant de mon indemnité sont indexés à mon comportement dans l’emploi (cela avec une large tonalité moralisatrice ; prime à l’ancienneté, à la ténacité, à la régularité, au « professionnalisme » , etc.). Mon « dossier » Pôle emploi (comment on calcule l’indemnité) est spécialement adapté à mon « cas » , on me taille un costume sur mesure, et mon cas est de plus en plus singulier. La possibilité de recourir à une règle commune (la date anniversaire fixe), valable pour tous et énoncée clairement, se réduit. »
La logique de l’institution rejoint celle de l’entreprise. Les deux constituent des dispositifs d’évaluation et de sanction qui se surajoutent l’un à l’autre. Il faut mériter son allocation-crédit, comme il faut mériter son salaire.
« Les Assedic et l’emploi produisent de l’instabilité, tandis qu’avant j’avais l’impression que les Assedic compensaient l’instabilité de l’emploi par une certaine régularité et prévisibilité des indemnités chômage. Maintenant, ils vont dans le même sens, on ne peut plus s’appuyer sur les Assedic pour cadrer l’instabilité de l’emploi. Les buts des Assedic convergent avec les buts des employeurs... Les indemnités deviennent comme le salaire. Il faut les mériter, et leur attribution semble aussi aléatoire que les salaires. Les notions de l’aléatoire et du mérite qui étaient cantonnés au salaire s’étendent maintenant au champ de l’indemnité. »
La dette implique la duperie
Mais cette évaluation, cette moralisation, cette prétention à investir et à impliquer la subjectivité en ce qu’elle a de plus intime se révèle être une hypocrisie des deux côtés du guichet. Le rapport subjectif entre le « créancier » (l’État providence) et le « débiteur » (l’usager) au lieu d’être le dépassement de l’économie dominée par les lois impersonnelles de la valeur économique, se manifeste comme le lieu du mensonge, de la simulation et de la mauvaise foi. La confiance que le crédit en principe requiert se renverse, dans la gestion de l’économie de la dette, dans la méfiance généralisée. Les abus et les tricheries dont il est toujours question lorsqu’il s’agit d’allocations, et dont on accable les usagers en les soupçonnant de tricherie, sont inhérents au système de l’évaluation subjective propre de la dette [17]. C’est à nouveau Marx qui nous mets sur cette piste.
Dans le système du crédit, « le faux-semblant, l’hypocrisie et la tromperie réciproque sont poussés à leur comble (...) grâce à cette existence tout idéale de l’argent, l’homme est en mesure de pratiquer le faux-monnayage non pas seulement sur une autre matière, mais encore sur sa propre personne : forcé de faire de la fausse monnaie avec sa propre personne , il doit simuler, il doit mentir, etc. pour obtenir le crédit : ainsi, le crédit devient, aussi bien du côté de celui qui accorde la confiance que de celui qui la sollicite, un objet de trafic, de tromperies et d’abus réciproques . »(Marx, Manuscrits de 1857-1858, chapitre de l’argent).
On le vérifie à l’occasion d’un stage STR (Stratégie de recherche d’emploi), organisé par Pôle emploi et un de ses prestataires : les mensonges, les tromperies, l’hypocrisie se trouvent aussi bien du côté de l’institution qui organise le stage et de celui qui l’anime, que du côté des chômeurs. Cette tartufferie générale se construit à partir d’une relation de pouvoir asymétrique entre l’institution et les chômeurs qui sont obligés, sous peine de radiation de Pôle emploi, d’assister à ce stage de trois jours. Elle s’installe aussi, et surtout, parce que, aussi bien de la part de l’animateur du stage que de la part de chômeurs, tous sont conscients qu’il s’agit bien d’une perte de temps, que le stage n’a aucune utilité. Mais chacun joue un jeu convenu, le jeu requis par l’institution.
Un chômeur qui a pris part à l’activité de recherche a suivi un de ces stages et en a donné un compte-rendu. Il constate d’emblée la chose suivante : « Personne ici n’est dupe des finalités et des contenus du stage et, pourtant, on joue le jeu qu’ils nous demandent de jouer. » Les chômeurs participant au stage Stratégie de recherche d’emploi étaient à la fois cadres et non cadres. Ils constituaient un bon échantillon de la réalité de l’emploi contemporain :
« ” Femme, vendeuse non indemnisée, 35 ans. »” Homme, travaillant dans la sécurité (hôtellerie), 28 ans. « ” Homme, collaborateur d’architecte, 38 ans. »” Femme, travaillant dans le marketing (entretiens), 37 ans. « ” Homme, sociologue, 55 ans. »” Femme, travaillant dans l’humanitaire, 24 ans. « ” Femme, vendeuse, 53 ans. »” Homme, commis de cuisine, 40 ans. « ” Femme, recruteuse, 36 ans. »” Homme, directeur artistique dans la communication (entreprises pharmaceutiques), 30 ans. « ” Femme, graphiste, 25 ans. »” Homme, licencié de la métallurgie, 58 ans. "” Homme, biologiste, 27 ans.
L’hypocrisie de l’institution : l’animateur du stage
« L’animateur m’a donné l’impression, comme à nous tous, de ne pas porter le moindre intérêt au stage ni à ses résultats. Il ne croyait pas plus que nous à ce qu’il faisait. On avait l’impression d’être revenus à l’école. Si on terminait 10 minutes avant l’heure, il fallait attendre que « ça sonne » pour ne pas se faire repérer par les autres groupes (il y avait plusieurs groupes qui faisaient le même stage dans le même lieu). Mon échange avec lui tourne rapidement autour de l’idée de « se rencontrer » , objectif du stage qu’il répète à l’infini. Dans ces conditions, faire que les demandeurs d’emploi « se rencontrent » ne correspond à rien, puisque tout le monde « fait semblant » . Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, lorsque le sens du stage est de convoquer les gens sous la contrainte, de leur faire sentir qu’ils sont sous l’emprise d’une institution et d’occuper leur temps en le remplissant d’activités creuses ? »
Animateur : « Le truc le plus important de ce stage c’est de se rencontrer, c’est mettre en marche une certaine motivation et c’est aussi la rencontre. Le plaisir que moi j’y prends, c’est le plaisir de la rencontre... Il y a des obligations mais, malgré ça, il y a de la place pour autre chose. Les gens sont seuls et ils ont besoin de la rencontre, de quelque chose qui se passe (...) La semaine dernière, par exemple, les gens, déjà au deuxième jour, ils déjeunaient ensemble... »
Moi : « Mais, là aussi on a déjeuné tous ensemble au bistrot à côté, et le premier jour, c’est pas sorcier, c’est plutôt normal... »
Animateur : « Il y a une rencontre, quelque chose qui se passe... de la sympathie qui sort les gens de cette espèce de douleur pour certains de ne pas avoir de boulot, d’être inquiets sur l’avenir... C’est la seule chose positive à part deux ou trois choses obligées vis-à-vis de Pôle emploi... J’ai des collègues qui font tout de façon scolaire, mais j’essaye de pratiquer l’interaction... Si les gens s’investissent... ce qui est difficile quand il y a des emmerdeurs comme toi ou d’autres qui viennent foutre mon truc en l’air en le perturbant et le niant... Mais quelquefois il y a des gens avec une joie de vivre inscrite en soi, et ils arrivent à amener les choses bien mieux que moi... alors je deviens une sorte de coordinateur... Je suis bien conscient de la valeur exacte du stage... certains, ça les aide ... pour certains, faire une lettre de motivation correcte et ciblée leur est impossible, même en ayant un niveau d’études très élevé. »
Moi : « Que prévoit le cahier des charges ? »
Animateur : « Le CV, la lettre de motivation, les entretiens d’embauche filmés, c’est-à- dire les aider à se comporter dans un entretien, et puis transmettre le document qui prouve qu’on a bien travaillé. Les entretiens, c’est un moment rigolo où les gens acceptent de se livrer, il y a des gens qui sont timides, qui sont rentrés, qui ont du mal à s’exprimer... Je pense que ça les aide un peu. »
Moi : « Le cœur du stage, c’est le CV et la lettre de motivation : c’est un peu basique... »
Animateur : « Oui, c’est très basique... ce que j’essaye simplement de faire, c’est que les gens se rencontrent, c’est la seule chose que je fais... après, forcément... je retrouve les mêmes comportements, les mêmes attitudes dans des corps différents, j’essaye que les gens se rencontrent et s’apprécient, tu les vois partir quelquefois le soir ensemble... il y a une rencontre et c’est ça qui est chouette... c’est une agence matrimoniale, en fait. »
Moi : « Vous avez mesuré l’efficacité de ce stage ? »
Animateur : « Oui, c’est le réseau. Une fois, j’avais un directeur d’un intérim qui a trouvé tout de suite du travail après le stage et a embauché quatre personnes du stage, quatre... quelquefois, ça fonctionne, quelquefois très mal... Ce n’est pas stable. Tu peux tomber dans une configuration où ils sont tous contre toi. »
Moi : « Ça arrive ? »
Animateur : « Ça m’est arrivé avec de gens de la com, 80 % travaillaient dans la com et ils me sont tombés dessus. C’était très dur, parce que j’étais au début. »
Moi : « Des gens qui râlent, il y en a souvent ? »
Animateur : « Ce matin, vous y êtes allés un peu fort... oh là là, je me suis dit, il y en a trois ou quatre... »
Un chômeur qui arrive : « Des récalcitrants... » Animateur : « Il y en a au moins deux ou trois chaque fois, c’est inévitable... »
Le jeu obligé des chômeurs
« J’ai vérifié tout au long du stage un double jeu des chômeurs qui, à la fois, n’étaient pas dupes de ce qui se passait, mais ensuite se montraient disposés ou obligés de jouer le jeu. Toutes les activités étaient faites à la fois avec décalage et maîtrise des sémiotiques et des codes de l’entreprise. Chaque chômeur était à la fois désabusé, blasé, et appliquait sa propre technique de résistance : par exemple, le commis de cuisine, originaire du Bangladesh, répondait toujours « oui » , avec le sourire, à toutes les propositions que lui faisait l’animateur. »
Animateur : « Tu dois maîtriser mieux le français. » Cuisinier : « Oui. » Animateur : « Tu vas t’inscrire dans un cours de français ? » Cuisinier : « Oui. »
Animateur : « Tu pourrais ouvrir ton propre restaurant. » Cuisinier : « Oui, bien sûr. » Animateur : « Pour toi, ce serait intéressant de monter ta propre affaire ? » Cuisinier : « J’ai des amis avec qui je pense le faire. » Je l’ai soupçonné de parler volontairement plus mal le français. Il m’a dit la chose suivante : « Dans les cuisines, il y a des gens de nationalités différentes et, de toute façon, on parle très peu. Il y a que des ordres qui circulent et, dès que le travail est terminé, tout le monde part très vite. » Le métallo au chômage depuis cinq ans attendait sa retraite et, très prudemment, disait : « On joue le jeu. » La graphiste (travail dans une revue quatre mois après sa sortie de l’école dont deux mois non payés, avec recours aux prud’hommes) avait accepté le stage parce qu’elle pensait qu’après Pôle emploi la laisserait tranquille. Certains semblaient vraiment engagés, mais souvent pour moins s’ennuyer. Un stagiaire d’un autre groupe rencontré dans l’ascenseur répétait avec des hochements de tête résignés : « Un gâchis de temps et d’argent. »
L’évaluation et la dette
Du texte de Marx évoqué plus haut, on peut tirer une considération de caractère général : c’est dans la dette que s’enracine l’évaluation comme technique de gouvernement des conduites qui, désormais, s’exerce dans tous les secteurs économiques et sociaux. L’économie hétérodoxe qui étudie le pouvoir financier semble confirmer l’intuition de Marx. Elle affirme à son tour que la relation créancier-débiteur implique un changement radical de la mesure de la valeur. De la mesure objective de la valeur et de la richesse, on passe à une mesure subjective qui s’exerce par l’évaluation. Le pouvoir financier se définit essentiellement comme un pouvoir d’évaluation dont la prétention est de rendre transparente toute organisation, de rendre visibles, et donc évaluables, toutes les relations et tous les comportements des acteurs de chaque institution, qu’il s’agisse de l’entreprise, de l’Assurance-chômage, de l’hôpital ou de l’université.
« La puissance du marché, écrit André Orléan, est une puissance d’évaluation publique (...). Le pouvoir financier est un pouvoir d’influence qui contrôle les débiteurs en les soumettant à un jugement certifié, faisant l’objet d’une large publicité au sein de la communauté financière (...). Dans cette perspective, on peut même aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’un pouvoir d’opinion. » [18] André Orléan va jusqu’à dire que « le pouvoir passe de la production à l’évaluation, du travail à l’opinion ».
Deux remarques, pour finir. D’une part, il faut souligner la diffusion des techniques d’évaluation (de la mesure) qui, d’abord nées et ancrées dans la finance, se répandent dans l’université, l’école, l’hôpital, etc. Aucune activité humaine ne semble pouvoir échapper au jugement. D’autre part, il nous semble pertinent d’interroger la nature soi-disant publique de l’évaluation.
L’évaluation de l’Unedic par les agences de notation nous révèle toutes les limites du concept d’évaluation publique, qui n’en est pas une puisqu’elle ne concerne que la communauté financière. L’estimation est uniquement le fait des agences de notation, qui sont payées par les entreprises, les banques ou les institutions qu’elles évaluent. Les agences de notation ne constituent pas des structures d’évaluation indépendantes, mais sont, au contraire, partie prenante de ce qu’André Orléan définit comme « pouvoir créancier ».
L’espace public que l’évaluation financière dessine est celui des nouvelles oligarchies, dont les méthodes sont antidémocratiques, elles se substituent et détruisent ce qui reste du paritarisme tel qu’il s’était construit au XXe siècle, avec et à partir du New Deal. Même s’il a dégénéré dans le corporatisme, le paritarisme représentait une ébauche de « démocratie sociale » institutionnelle. Le paritarisme s’est ossifié dans le carcan d’un monopole syndical tant patronal que salarié et, s’il s’offre sans vergogne au jugement et à l’estimation de la finance, il se refuse toujours à prendre en considération les premiers concernés (chômeurs, usagers, citoyens).
Pour que l’évaluation sociale soit démocratique, d’autres instances, d’autres dispositifs démocratiques que ceux corporatifs du paritarisme syndical agrémenté du pouvoir financier doivent finir par voir le jour.