Entretien avec Bernard Aspe (France) et Erik Bordeleau (McGill University, Canada).
Bernard Aspe est sans contredit l’une des figures émergentes les plus intéressantes de la philosophie politique française contemporaine. Né en 1970, agrégé de philosophie, il est l’auteur de L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant (La Fabrique, 2006) [1] et plus récemment, Les mots et les actes (Nous, 2011). Il a collaboré à différentes revues telles qu’Alice, Persistances, Chimères et Multitudes, et a entre autres publié quelques articles remarqués sur l’œuvre de Gilbert Simondon. Sa thèse, La pensée de l’individuation et la subjectivation (2001), a été rédigée sous la direction de Jacques Rancière.
Cet entretien a débuté à l’été 2011, dans la campagne bretonne, et s’est ensuite poursuivi par voies électroniques. Entre le récit des occupations politiques rennaises du début des années 2000, sa critique du temps névrotique du capital, son corps–à–corps avec le constructivisme spéculatif ou ses remarques sur la question de l’âme et du transindividuel chez Simondon [2], Aspe développe une pensée forte, tendue autour d’une question primordiale : qu’est–ce qu’un acte politique ?
Merci à T. pour avoir rendu cet entretien possible.
BA : Bernard Aspe
EB : Erik Bordeleau
La nécessité de l’action
EB : En guise d’introduction, j’aimerais que tu nous dresses un bref portrait de ton parcours de pensée : quelles sont les questions qui t’ont porté dans ton cheminement philosophique ? Comment s’est articulé ton rapport au monde académique ? Et surtout : comment la politique s’est–elle imposée dans ta vie ?
BA : La politique s’est imposée à moi (je devrais dire : à nous, car nous étions deux, inséparables, à l’époque) comme elle s’est imposée pour beaucoup d’autres, c’est–à–dire par le biais de la nécessité de l’action, de l’intervention dans le réel. C’est en rencontrant, au milieu des années 1990, des militants proches de Toni Negri, qui travaillaient à l’époque sur l’idée du revenu garanti, que nous avons découvert ce type d’activité finalement très singulier (nous n’avions pas mesuré jusqu’à quel point auparavant) qu’est la politique révolutionnaire. Il y a quinze ans, le terme « révolutionnaire » faisait sourire tout le monde. Aujourd’hui, il commence à être de nouveau pris au sérieux : disons qu’il devient évident pour beaucoup que l’idée d’un bouleversement révolutionnaire n’est en aucun cas plus délirante que celle d’avoir à prolonger l’état des choses existant, avec ce qu’il comporte de proprement suicidaire.
Jusque–là, nous avions été des étudiants en philosophie très concentrés sur l’étude, sur les promesses qu’une vie philosophique semblait comporter. Comme beaucoup d’autres, dans cette période–là, nous cherchions à voir comment était possible un « dépassement » des postures phénoménologiques et déconstructivistes ; un dépassement qui pouvait s’entendre comme une volonté de retrouver le point de vue de l’absolu. Cette redécouverte de l’absolu avait bien entendu été au cœur des tentatives des penseurs postkantiens, et il nous semblait qu’une opération analogue était en cours avec les travaux de Deleuze ou de Badiou, les deux penseurs de « l’infini », les deux grands métaphysiciens de ce temps (pensions–nous alors, comme beaucoup). Et qu’elle était également en cours avec les relectures de Spinoza, telles que les proposaient Deleuze bien sûr, mais aussi Alexandre Matheron et surtout Pierre Macherey, dont le livre Hegel ou Spinoza fut pour nous matriciel. Spinoza constituait le paradigme d’une pensée affirmative, qui n’avait nul besoin de passer par les ressorts de la négativité et de la médiation pour adopter le point de vue de l’absolu.
La découverte de la politique a côtoyé pour nous, pendant quelques années, le travail philosophique qui s’inscrivait dans une telle direction, et pour lequel la référence à Simondon est pour nous devenue centrale. Ce n’est que plus tard, après la fin de nos travaux de thèse, donc au début des années 2000, que nous est apparue la claire incompatibilité entre la poursuite de ce projet philosophique et la découverte de ce qu’imposait, dans l’existence, l’exigence politique. Nous pensions que nous pouvions sans difficulté concilier ce projet et cette exigence, mais nous nous sommes aperçus qu’il y avait là quelque chose comme un déni d’incompatibilité.
De fait, on n’a plus pu continuer longtemps à participer de la supercherie qui consiste à dire qu’en faisant de la métaphysique « ” fût–elle positive, affirmative, pure présentation des singularités en tant que singularités »” on travaille à la révolution politique. Il nous a fallu dès lors avant tout faire la critique de cette supercherie. (Il se trouve que c’est aussi à peu près à ce moment–là qu’il nous a fallu réapprendre chacun à ne plus dire que « je ».)
EB : Comment ces préoccupations se sont–elles traduites en une implication soutenue dans la situation politique rennaise ? De l’occupation de L’Ékluserie au début des années 2000 jusqu’à celle récente de l’université de Rennes, la scène politique rennaise semble en effet particulièrement stimulante et mouvementée !
BA : Nous n’avons découvert la « situation rennaise » que vers le début des années 2000. Je me souviens qu’à l’époque, un ami parisien nous disait : « Rennes, c’est vraiment le sous–développement politique ». Et en effet, n’existait alors que les formes les plus éculées de la mouvance « libertaire » (FA, CNT) ou de l’extrême–gauche. Le seul espace ouvert, en dehors de ces formes sclérosées, était l’Ékluserie, du nom d’un squat dans lequel se retrouvait un petit nombre de personnes voulant sortir des formes usées du militantisme « ” par exemple en relayant les formes d’intervention du « Collectif Sans Ticket » de Bruxelles, qui intervenaient dans les transports urbains pour réclamer la gratuité. Mais peu de gens s’intéressaient, ou même avaient entendu parler, de l’histoire de l’autonomie ouvrière italienne et de ses prolongements en France »” que ceux–ci se soient réclamés de Negri ou qu’ils aient au contraire été très critique à son égard. Les choses ont changé avec la diffusion du texte intitulé Appel et de la revue Tiqqun, qui faisaient explicitement référence à cette histoire. Alors s’est constituée à Rennes une petite collectivité qui s’est étendue en quelques années, et qui a eu un rôle très important notamment dans le mouvement étudiant de 2006 contre le gouvernement Villepin [3].
L’importance de l’héritage de l’autonomie tenait sans doute tout d’abord à la critique du travail et au mot d’ordre « refus du travail », qui avait été porté par les autonomes – au moment même où les maoïstes français, eux, invitaient au contraire tous les militants à aller « s’établir » dans les usines. Je crois que la différence fondamentale entre les militants proches de Badiou et ceux de la constellation « autonome » (une désignation problématique, je le sais bien) part de là. Le point de vue autonome a permis de développer une radicale démoralisation du discours politique, alors que le discours mao était empêtré dans une morale populiste. De ce point de vue, la Nuit des prolétaires de Jacques Rancière est un livre important, dans la mesure où il situe ce qui aura été l’impasse de la posture maoïste (sans le moins du monde aller du côté du reniement) : avoir voulu coller l’ouvrier à son identité de « travailleur », alors qu’il s’agissait bien plutôt de partir des multiples formes de mises en question, par les ouvriers eux–mêmes, de cette identité. Les autonomes italiens, pour leur part, n’ont jamais eu cette difficulté : il s’agissait dès le départ de se nier comme classe économique pour se constituer comme classe politique ; et pour cela, le mot d’ordre « refus du travail » se traduisait comme une « lutte contre le développement ».
EB : Dans Les mots et les actes, tu parles de blocage de l’économie. Peut–on entendre là un écho à une des propositions centrales de L’insurrection qui vient (Éditions la Fabrique, 2007) ?
BA : Le motif du blocage de l’économie, que l’on trouve dans le texte du Comité Invisible et dans mon livre, ne fait à mon sens que reprendre le mot d’ordre des années 1960 en le transposant à une situation dans laquelle on ne saurait assigner de limites à ce qui peut être identifié comme « situation de travail » "” puisque toute situation vécue peut être prise au moins comme la ressource potentielle d’un procès de travail [4].
Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai
EB : Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?
BA : Dans le fait de tenir liés les mots et les actes « ” de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme »” il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) "” et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans Les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit Les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.
EB : Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?
BA : Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.
EB : Pourrait–on parler d’un effort pour penser de manière « antiphilosophique », comme le suggère le nom même de la collection dans laquelle ton livre est publié et le titre d’un récent ouvrage de Badiou, L’antiphilosophie de Wittgenstein (Nous, 2009) ?
BA : Les penseurs que j’ai évoqués (Kierkegaard, Wittgenstein, Nietzsche) m’ont permis de comprendre que l’alternative n’était pas entre la pensée « prescriptive » telle qu’on la retrouve même chez Badiou et la pensée spéculative deleuzienne (dont la déconstruction n’est au fond que la version « négative »). Il est vrai que les choses sont un peu plus compliquées dans la mesure où Badiou élabore un système métaphysique qui peut très bien se comprendre comme une prolongement de la méthode spéculative. D’où le caractère central, dans la partie polémique de mon livre, accordé à Badiou. Il me semble que celui–ci a le mérite de vouloir tenir ensemble le caractère « moderne » (au sens de Foucault) de la pensée et la nécessité, pour la pensée, de situer des actes qui sont en bordure de son espace propre. Seulement, il se condamne en définitive à reconduire les facilités de la posture prescriptive. Ainsi « l’idée communiste » est–elle envisagée comme un « horizon régulateur ». Or il y a une différence entre situer depuis la pensée les limites de la pensée et adopter une posture prescriptive. Cette différence apparaît dans ce que Badiou, pour sa part, désigne du nom d’« antiphilosophie » et que pour ma part je préfère désigner, en hommage à Schelling, par celui de « philosophie positive » : la pensée ne commence pas par elle–même. Il y a un « il y a » qui précède toute pensée, et cet « il y a » ne se confond pas avec « l’être », qui renvoie avant tout à la manière dont la pensée cherche à réintégrer le « il y a » qui la précède à l’intérieur de son domaine. Le « il y a » est séparation de la pensée et de l’existence (ce qui veut dire qu’il y a des actes, et que ceux–ci ne sauraient être approchés par l’idée que la pensée les aurait « prescrits ») : voilà le seul « point de départ » pour la pensée. Autrement dit, la pensée ne peut commencer que par ceci qu’il n’y a pas pour elle de commencement.
EB : Au début de ton livre, tu indiques clairement que tu t’adresses non pas à ceux que l’on considère comme étant pris dans les rets de la société du spectacle, mais aux intellectuels éclairés et autres « hommes de culture », dont tu dis qu’ils ont oublié la différence entre ce que tu appelles les « œuvres » et les actes proprement dits. Comment se pose pour toi cette exigence de l’agir dans le contexte de « l’économie culturelle » ? Ou encore, sans vouloir tourner le fer dans une plaie qui, j’imagine, te tenaille au plus près : écrire un livre comme le tien, est–ce œuvrer ou agir ?
BA : Il n’y a aucune ambiguïté sur ce point : écrire un livre, ce n’est aucunement agir : c’est poser un jalon dans la construction d’une œuvre (quelle que soit la valeur de celle–ci). On pourrait rétorquer à juste titre que dans certaines situations, l’écriture et la publication d’un livre ou d’un texte sont strictement indissociables d’une action : par exemple dans des régions du monde où un certain type d’écrits sont interdits, et où leur publication suppose une concertation entre des personnes qui mettent en œuvre une stratégie pour diffuser malgré tout ces écrits, etc. C’est tout à fait vrai, mais l’acte, en l’occurrence, ne réside pas dans le fait d’avoir pensé, ni d’avoir proposé, exposé sa pensée : cela ne se confond jamais avec un acte. Un acte impose un choix à au moins un autre que celui qui a opéré ce choix. C’est ce qui a lieu dans toute relation qui met en œuvre une transmission, ou une guérison, ou une relation amoureuse. Il y a donc bien des actes en dehors de la politique, mais celle–ci, pourrait–on dire, présente la forme paradigmatique de l’acte : un choix qui s’impose à qui ne l’avait pas choisi, et plus encore, à ceux qui l’avaient explicitement refusé. Là où il y a action politique, il y a 1) des gens qui n’en veulent rien savoir et 2) des ennemis qui voudraient voir disparaître (au moins en tant que force politique) ceux qui la mettent en œuvre ; et il y a la nécessité d’imposer les effets de cette action aux premiers et aux seconds.
Qu’est–ce que l’économie culturelle ? Disons que c’est l’espace d’atténuation des effets secondaires qui peuvent être attachés à l’exposition d’une œuvre. Effets secondaires car, encore une fois, une œuvre qui s’expose comme œuvre n’est jamais un acte en tant que telle : elle est au mieux proposition d’existence ; elle n’est jamais l’imposition d’une bifurcation à un trajet d’existence. Il peut cependant y avoir des effets secondaires de cette exposition : on ne sait jamais où passe, ni jusqu’où peut aller, l’influence d’une œuvre. Mais l’économie culturelle est là pour les canaliser, c’est–à–dire littéralement pour désigner les canaux par lesquels ces effets vont pouvoir s’écouler. Séminaires colloques, revues, sont autant d’exemples de l’espace où se recueille cet écoulement.
Il n’y a d’agir politique que là où l’on n’est pas, ou plus, dans l’économie culturelle. Mon livre n’est en aucune manière une action politique. Aucun livre ne peut l’être, sauf s’il constitue une proposition d’agencement pour porter une action, ou pour l’amplifier ; et encore, même dans ce cas, il ne l’est pas lui–même : il ne le devient que par ce qui se met en œuvre à l’occasion de son élaboration ou de son exposition (par exemple lorsqu’un tel livre a le statut de « manifeste » politique).
Sur le constructivisme spéculatif
EB : Au cœur de ton livre, on trouve un dialogue critique de première importance avec un courant de pensée, le constructivisme spéculatif. Qu’est–ce que cette expression désigne au juste ?
BA : Le constructivisme spéculatif renvoie à la solution métaphysique qui a permis d’opérer un dépassement des limites assignées à la pensée par la déconstruction heideggérienne analogue à celui qu’avait opéré la méthode spéculative hégélienne au regard des limitations du kantisme. Dans les deux cas, la pensée retrouve un accès à sa propre puissance d’affirmation, qui peut se traduire par l’idée d’un accès renouvelé à l’infini. La différence essentielle réside sans doute dans le fait que la méthode hégélienne procède par totalisation au moyen d’une sollicitation de la négativité comme moteur de la processualité, alors que le constructivisme se veut une approche des singularités en tant que singularités, qui met radicalement de côté l’invocation du négatif. Ce que le constructivisme spéculatif affirme, c’est avant tout que la pensée met en œuvre ce dont elle fait la description, ou plus exactement qu’elle ne peut décrire sans effectuer cela même qu’elle décrit. Ainsi en va–t–il pour l’individuation telle que la pense Simondon, qui ne peut être décrite sans que soit effectuée la mise en œuvre effective du sujet connaissant. Ainsi en va–t–il également de la pensée de l’événement chez Deleuze, où l’on voit que l’on ne peut penser l’événement sans opérer le dégagement d’un événement de pensée. Cette circularité est caractéristique du caractère auto–vérificatoire du constructivisme spéculatif, et plus généralement de toute pensée spéculative. Ce caractère auto–vérificatoire se retrouve dans ce qui est la formule magique du constructivisme (formule bergsonienne, il faut le noter) : ce qui est vrai aura été vrai de tout temps une fois découvert comme vrai.
L’autre caractéristique importante du constructivisme réside dans le fait de considérer que la pensée n’a pas à sortir de son espace propre (et d’ailleurs, les constructivistes ne voient pas ce que pourrait signifier une telle « sortie ») pour rencontrer son Dehors. Il est bien vrai que ce dernier n’a rien à voir avec ce qui pourrait constituer un référent ou un « signifié ultime » (le « réel au bout de la phrase », dont parlait Barthes). Mais il ne me semble pas que ce qui constitue une véritable extériorité pour la pensée, qu’elle a en charge de penser comme telle, puisse se réduire à un tel Dehors spéculatif. Le terme « acte » permet de cibler le sens d’une extériorité non–spéculative. Une extériorité qui constitue pourtant un fait central pour la pensée même.
EB : Dans le cinquième et dernier chapitre de ton ouvrage, intitulé « Les œuvres et les actes », tu écris : « Le socle de toute pensée spéculative, aussi « critique » se veut–elle ou est–elle perçue, est de nos jours un choix pour l’économie, c’est–à–dire le choix de ne pas faire le choix du politique. » Dans la foulée de Peter Hallward ou de Jacques Rancière, dirais–tu donc qu’il n’y a pas et ne peut pas y avoir de politique d’inspiration deleuzienne ?
BA : Peter Hallward a récemment défendu cette thèse : construire une politique, c’est être dans les actualités du monde. Une pensée qui se définit de tenir à distance l’actuel pour dégager la pure consistance du virtuel en tant que virtuel est constitutivement une pensée hostile à la politique. De ce point de vue, en effet, on ne voit pas comment pourrait exister une politique « d’inspiration deleuzienne ». Je suis assez d’accord avec cela ; je nuancerais seulement en disant que la « politique des minorités » a pu se réclamer des devenirs–minoritaires tels qu’ils sont thématisés dans Mille plateaux. Il me semble que cette politique a assez rapidement montré ses limites. A aucun moment elle n’aura été en capacité de se substituer à la politique révolutionnaire, laquelle est restée attachée au référent « ouvrier » jusqu’au début des années 1970. La figure ouvrière ne peut plus être un foyer de cristallisation de l’énonciation révolutionnaire, mais cela ne signifie aucunement que nous soyons passés de l’Un (la classe ouvrière) au Multiple (les minorités ou devenirs–minoritaires). Il s’agit aujourd’hui de savoir quelles sont les voies d’unification qui peuvent exister, qui ne soient pas écrasement des singularités, mais qui soient à même de tracer une ligne de démarcation permettant de repérer les positions de l’ennemi. Ainsi que le dit Tronti, il n’y a de politique que là où il y a deux camps. La politique, ce n’est ni l’un ni le multiple, c’est le deux. Mais le deux, ce n’est pas « la contradiction » (ça c’est une autre erreur encore, celle de la rhétorique spéculative maoïste) ; c’est la séparation, la ligne de partage qui trace le « de part et d’autre » des positions ennemies.
EB : En quoi les actes politiques tels que tu les conçois sont–ils différents de l’infinie divergence des « pratiques » au sens fort qu’Isabelle Stengers donne à ce terme ?
BA : La position de Stengers demeure celle du philosophe spéculatif : il s’agit de savoir comment se composent les différences en tant que différences, ou les singularités en tant que singularités (donc : une fois le schème spéculatif décanté de l’idée de « totalisation »). Il ne s’agit pas de prendre parti à l’intérieur de ces différences, de ces singularités. Le problème pour elle, comme pour Bruno Latour de ce point de vue, est de trouver les voies de la compossibilité. Le problème qui nous est légué par Kierkegaard est exactement l’inverse : il s’agit de trouver les voies qui permettent d’exprimer notre intolérance. Et pour cela, il ne suffit pas de faire une critique, aussi ajustée soit–elle, du vocable de la « tolérance » (Je pense au tome 7 des Cosmopolitiques, Pour en finir avec la tolérance (La découverte, 1997/2003).
EB : Tu poses une séparation radicale entre œuvre et acte. Mais il existe une autre manière de poser la question de l’agir en rapport à l’idée de magie (voir Stengers, Sloterdijk ou Tiqqun par exemple), laquelle implique de penser notre présence dans un continuum avec le monde. Comment te situes–tu par rapport à cette manière de penser l’agir ?
BA : Il y a deux grands types de pensées : les pensées enveloppantes et les pensées coupantes. Les premières déploient un espace imaginaire, que nous ne pouvons habiter qu’avec ceux qui partagent la disposition existentielle qui consiste à admettre que cet espace existe, et qu’il importe. Les secondes sont avant tout soucieuses de nous reconduire au point où la pensée ne peut plus être la contemplation de son propre espace, et doit trouver une manière pour désigner ce qui n’est pas un dehors (on peut très bien avoir une approche spéculative du Dehors immanent à la pensée), mais un saut. Ce terme kierkegaardien me paraît ici irréductible. Dans la perspective défendue par Tiqqun, il y a une tentative de synthèse entre ces deux types de pensée. Cette tentative me paraît constitutivement vouée à l’échec, même si on sollicite à cette occasion le terme de « magie ».
Il me paraît évident, pour le dire autrement, que la politique suppose une pensée des coupures, qui ne sauraient se concilier avec le geste « de penser notre présence dans un continuum avec le monde ». Il y a bien des points d’inséparation, entre les êtres, ou entre des êtres et quelque pan de monde. Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut partir de tels points d’inséparation pour tenter de concevoir ce que peut être une relation transindividuelle. Mais la politique appelle la discontinuité. L’erreur serait de croire que cette discontinuité convoque nécessairement le schème de la « rupture anthropologique », que Badiou par exemple sollicite à l’extrême avec son concept du « vide ». La discontinuité n’est pas entre le monde et le « propre de l’homme », elle n’est pas entre le monde objet et le sujet percevant ou pensant. Elle est le réel du temps : l’instant (Kierkegaard).
EB : Parlant de pensée enveloppante ou englobante : la grande question qui traverse l’œuvre de Peter Sloterdijk, c’est comment établir le passage du spéculatif au gouvernement. Cette question me semble avoir le mérite de prendre directement en compte les limites pratiques de la spéculation. Mais est–ce que toute pensée spéculative est promise à s’accomplir dans l’optique d’un gouvernement mondial unifié ? Comment te situes–tu à l’égard de celui qui se conçoit comme le grand conseiller–kybernetes du monde globalisé ?
BA : Je crois vraiment que les livres de Peter Sloterdijk sont parmi les plus intéressants que l’on peut lire aujourd’hui. Mais je crois aussi qu’ils sont gâchés (parfois intégralement, lorsqu’ils sont vraiment mauvais, comme Colère et temps) par le ressentiment. Paradoxe, dira–t–on, pour qui se présente comme un héritier de Nietzsche. Mais c’est justement là un problème inhérent au nietzschéisme "” que l’on peut retrouver chez les héritiers de Nietzsche sur le versant « radical », comme Tiqqun : celui de la focalisation sur les rivaux. Obnubilation d’autant plus forte qu’elle est déniée. La haine des « ennemis » n’est jamais aussi forte que lorsque ceux–ci ont été des amis. Alors, sous couvert d’affirmation radicale, peut s’imposer l’alternative qui fait taire : soit vous êtes avec nous (c’est–à–dire : loin des anciens amis, et aptes à voir leurs limites, leurs « névroses »), soit vous n’avez rien compris.
Pour revenir à Sloterdijk : ce qui me semble important chez lui est son insistance sur la fragilité des êtres et des « bulles » dans lesquelles ils existent ; fragilité accrue du fait de leur élargissement ou de leur densification, qui permet d’approfondir et de cultiver les attachements dont elles se composent. Cela ne me semble pas contradictoire avec l’héritage nietzschéen, tout au contraire ; c’est même cette question qui pourrait situer la positivité de cet héritage : comment ne pas séparer la nécessaire expérience d’une co–fragilité et celle d’une certaine forme d’invulnérabilité ? Ce qui est invulnérable, dit Zarathoustra, c’est « ma volonté » ; pas la fiction des philosophes, qui lui donne la place de ce qui précède et conditionne l’action, mais la force qui me permet d’affirmer ce qui arrive. Cette force–là ne se confond pas avec une acceptation stoïcienne de ce qui est : elle conduit plutôt à chercher les voies de la transformation du monde.
Mais c’est ici que le nietzschéisme se heurte à un paradoxe. Nietzsche est un penseur d’autant plus intéressant que l’on envisage son travail sous l’angle d’un acte inachevé– inachevable, et non sous celui de l’évidence de la consistance d’une œuvre inquestionnable en tant que telle. Sur ce point, Badiou a parfaitement raison dans son texte intitulé « Casser en deux l’histoire du monde » : le paradoxe tient à ce que la visée de Nietzsche, qu’il désigne comme une transvaluation des valeurs, repose tout entière sur la puissance de la pensée, sur ce que l’on pourrait appeler un acte de pensée. Mais un acte non–spéculatif, un acte qui irait bien au–delà des limites de l’acte de pensée spéculatif. Autrement dit : un acte qui aurait la portée de l’acte révolutionnaire "” mais qui pourtant aurait lieu tout entier dans l’élément de la pensée. Or, comme le dit Badiou, le problème est que cet acte ne peut qu’être annoncé, et ultimement, il ne peut que se confondre avec sa propre annonce.
Il me semble que ce qui fait défaut ici, c’est l’exploration des bordures de la pensée, la nécessité de dégager « la ligne d’ombre de la pensée » – comme dit Peter Handke en parlant des travaux de Wittgenstein. Et pourtant le problème légué par Nietzsche demeure dans toute son acuité : que faire de ceci que l’homme est une hypothèse dépassée ?
La solution de Sloterdijk au paradoxe nietzschéen est bien de s’en remettre à la fiction du grand gouvernement mondial. Solution spéculative, qui est celle du penseur qui cherche le point de vue depuis lequel peut être pensable l’irréductible disparité des mondes, et depuis lequel est censée être également pensable leur composition. C’est aussi ce que cherche à sa manière Isabelle Stengers (comment envisager la bonne composition de ce qui est irréductiblement divers), même si elle est pour sa part et à juste titre allergique à l’idée de gouvernement, a fortiori mondial.
Cette solution me paraît justement ne pas être à la hauteur du problème légué par Nietzsche : elle restaure un humanisme, même si c’est un humanisme repeint aux couleurs de l’écologie. Il me semble que l’on ne peut se confronter à ce problème que d’un point de vue politique extrêmement partial, qui ne peut considérer comme donnée, sous quelque forme que ce soit, la communauté humaine "” même sous la forme de la « co–immunité ». Je ne vois pas le communisme autrement que comme une réponse à ce problème, et je ne vois pas d’autre voie de réponse pour un tel problème.
L’instant et le réel du temps
EB : Tu parlais plus tôt de l’instant comme « réel du temps ». Dans un très beau passage du troisième chapitre, « Maintenant immobile », tu parles « d’avoir une âme » et d’être « hors du temps ». Commentant la pensée de Simondon, tu dis d’ailleurs cette chose très belle : « Quiconque n’habite pas le présent ne parvient pas à se tenir dans son âme. » Tu ajoutes que ce tenir au présent n’est possible que par une individuation collective. Comment s’articule pour toi transindividualité et la question de l’âme ? Est–ce que le capitalisme contemporain, dans sa manière de privatiser les existences, ne menacerait pas en premier lieu la possibilité collective de se « faire une âme » ?
BA : Ce qui me paraît en effet incompatible avec le capitalisme contemporain, c’est l’idée qu’il pourrait y avoir une individuation collective en rupture complète avec ses injonctions ; mais une individuation qui ne se refermerait pas sur elle–même, et qui travaillerait activement à sa propre illimitation. L’épreuve du transindividuel, pour l’individualité, est tout d’abord l’épreuve de l’illimité. Mais cette épreuve peut avoir plusieurs destinées : elle peut s’évanouir purement et simplement, se dissiper comme le font les rêves, ou les mirages ; elle peut se circonscrire et se refermer sur une entité nouvelle (par exemple la dyade formée dans le lien amoureux) ; mais elle peut aussi « ” et c’est cela seul qui peut constituer une menace politique »” ouvrir sur un processus illimité. L’adresse politique est constitutivement une adresse à « n’importe qui », comme le dit très bien Rancière. L’individuation politique, par essence pourrait–on dire, n’a pas de limites.
Le problème qui se pose avec l’épreuve du transindividuel est donc celui de sa consistance : s’il peut s’évanouir, c’est qu’il s’avère parfois inconsistant. Comment trouver une consistance dans ce qui par définition déborde les limites de l’individu et par là même ce sur quoi il est susceptible d’avoir une maîtrise ? Une des solutions est de faire une bulle, amoureuse ou communautaire. Une autre consiste à se confier à ce qui est délesté de toute condition de clôture. Mais il faut ici insister sur un paradoxe. La politique n’est rien sans les actes qui l’ancrent dans le monde. Or un acte n’a de valeur, nous dit Simondon, que s’il inconsiste, c’est–à–dire dans la seule mesure où il fait réseau avec d’autres actes. Un acte qui ne fait pas réseau, qui se referme sur lui–même et ne consiste ainsi qu’en lui–même, est un acte fou [5]. Agir, c’est donc toujours prendre le risque de l’acte fou, c’est–à–dire de l’acte pour lequel il n’existe pas de relais. De sorte que, pour ce qui concerne la politique du moins, la consistance de l’individuation collective dépend étroitement de sa capacité à entretenir l’inconsistance de ses actes. Qu’est–ce que cela veut dire ? Qu’il faut bien, en effet, qu’existe une âme collective, et pour cela, qu’il y ait une ouverture du collectif (c’est–à–dire du groupe politique qui maintient en son sein la relation de chacun à la relation transindividuelle qui les traverse tous) au futur en tant que futur, c’est–à–dire (je cite encore Simondon) à ce qu’il a de proprement imprévisible, et même impensable.
On pourrait entendre ici quelque chose d’un peu trop consonant avec les litanies à la mode depuis bien longtemps déjà, disons depuis qu’a fini par triompher un nietzschéisme tronqué, ou du moins un discours le plus souvent référé aux sagesses « anciennes » et de préférence exotiques : il faut accueillir ce qui arrive, demeurer ouvert aux « devenirs », ne jamais être dans la posture de qui veut maîtriser par avance ce qui va advenir, etc. En réalité, je crois de plus en plus que l’on ne saurait être au présent si l’on n’est pas au clair sur ce que l’on est capable de (se) promettre dans le futur. Avoir une âme suppose en effet de savoir se tenir dans le présent sans l’esquiver par des projections imaginaires. Mais se tenir dans le présent, c’est aussi savoir ce qui, de nous, va se retrouver intact, quoi qu’il arrive, au cœur des événements futurs. Et ce qui, de nous, peut demeurer intact, ce n’est pas une âme immortelle, ce n’est pas une « personnalité », ce n’est pas notre singularité irréductible : ce sont les promesses que nous tenons, et que nous ne pouvons tenir qu’à partir de ceci, que des actes existent, et qu’ils exigent de nous d’être incessamment réaffirmés "” et repris ailleurs, affirmés par d’autres. Nous avons plus que jamais besoin de groupes qui veillent ainsi sur l’existence de leur âme collective, et sur la possibilité qu’a celle–ci de résonner avec d’autres âmes. C’est ainsi seulement que nous pourrons constituer une menace réelle pour nos ennemis.
EB : Malgré que tu poses la question du temps et de son arrêt, tu sembles éviter toute référence à l’idée de temps messianique telle que définie par Agamben ou Benjamin. Pourquoi ce choix ? N’y aurait–t–il pas là pourtant une ressource pour penser le rapport entre image, arrêt du temps et subjectivation ? Je pense à l’idée d’une interruption temporelle–médiatique chez Agamben, qui passe par une pensée forte de l’image comme interpolation, c’est–à–dire une « interruption imaginale ». Comment se pose pour toi le rapport entre image et subjectivation politique ? S’agit–il pour toi aussi de se donner collectivement les moyens « d’arrêter le temps », pour ainsi dire ? Et n’y aurait–il pas là un lien avec l’utopie communiste sensible des constructivistes et suprématistes soviétiques, tel que le suggère Boris Groys, un auteur auquel tu te réfères d’ailleurs à quelques reprises dans ton ouvrage ?
BA : Ici, il me semble que c’est plutôt à moi de poser des questions. Qu’apporte au juste la référence à un « temps messianique » ? Cette référence est–elle indispensable ? C’est–à–dire : désigne–t–elle vraiment une tradition qu’il s’agirait de prolonger, ou bien ne renvoie–t–elle pas plutôt à une opération rhétorique relativement récente, qui cherche à réinscrire des motifs philosophiques assez connus dans une tradition beaucoup plus ancienne, en espérant peut–être par là leur donner une légitimité et une impulsion nouvelles ?
Je ne vois pas bien, autrement dit, ce que Benjamin ou Agamben, notamment, apportent avec l’idée de temps messianique ; je ne vois pas ce qu’ils apportent de plus que ce que contiennent les écrits de Kierkegaard sur l’instant, ou même ceux de Schelling dans les différentes versions des Âges du monde. N’est–ce pas dans les Miettes philosophiques que l’on trouve la critique la plus éclairante de la conception platonicienne de l’instant « hors du temps » ? Et n’est–ce pas dès les Âges du monde qui développe l’idée selon laquelle l’origine du temps se trouve en chaque existant, et plus encore, en chaque décision d’existence ? Quant à l’idée d’instaurer une temporalité commune : ne suppose–t–elle pas une conception de la transindividualité réelle, qu’il s’agit donc de se donner les moyens de décrire en tant que telle ? En quoi la référence au messianique peut– elle aider à opérer cette description ? Ce sont des questions tout à fait sincères : je ne demande qu’à être davantage éclairé sur le sujet ; je fais seulement part ici de ma méfiance : je ne suis pas sûr que Agamben ou quelques autres « ” Taubes, Löwith »” nous permettent d’aller plus loin que l’endroit où nous laissent des penseurs qui, il est vrai, ne sont pas révolutionnaires "” d’ailleurs Agamben ne l’est pas non plus...
Quant à l’image : Agamben a notamment eu le mérite de relire Aby Warburg bien avant ses « redécouvertes » plus récentes (je pense à Didi–Huberman). Je suis bien d’accord avec la nécessité de souligner l’importance de Warburg. Je suis moins convaincu par ce que j’ai lu jusqu’ici d’Agamben concernant l’image. Je ne saisis pas très clairement la manière dont il entend cette « interpolation ». Si je veux essayer de comprendre ce que signifie l’interruption opérée par l’image, il m’est plus facile par exemple de me référer à Stanley Cavell et au « monde de mon immortalité » qui se trouve projeté sur l’écran de cinéma. Je comprends mieux comment une telle projection peut avoir une teneur éthique, qui tient en effet à une capacité d’interruption d’un trajet d’existence, et à l’imposition d’un pan de mémoire commune "” même si nul ne sait où se dépose une telle mémoire. Alors je répète ma question : au regard de ces problématiques, qu’apporte au juste la référence à un temps messianique ?
EB : Laisse–moi tenter de répondre à ton interrogation en citant un passage de Le temps qui reste qui m’a fait une forte impression : « Alors que notre représentation du temps chronologique, en tant que temps dans lequel nous sommes, nous sépare de ce que nous sommes et nous transforme en spectateurs impuissants de nous–mêmes « ” des spectateurs qui regardent le temps qui fuit et leur propre et infinie absence à eux–mêmes »”, le temps messianique au contraire, en tant que temps opératif dans lequel nous saisissons et achevons notre propre représentation du temps, est le temps que nous sommes nous– mêmes ; pour cette raison, c’est le seul temps réel, le seul temps que nous ayons », ou comme il le dit un peu avant, « le temps qui nous reste ». N’y a–t–il pas là l’introduction d’une distinction forte concernant le « réel du temps » ?
Par ailleurs, chez Agamben, la question du temps messianique est indissociable d’une interrogation sur le rapport entre les images et notre consistance existentielle. « L’image est le lieu où le sujet se dépouille de sa mythique consistance psychosomatique », dira–t–il dans un essai sur Warburg, tout en précisant dans Nymphes : « l’imagination, et non l’intellect, est le principe qui définit l’espèce humaine. » Dans cette perspective, l’ultime consistance de la vie humaine se trouve dans les images, ou autrement dit : l’unité humaine élémentaire n’est pas pour Agamben le corps ou l’individu en chair et en os, mais la forme–de–vie, chargée d’images.
BA : Il y aurait beaucoup de choses à questionner ici, et d’abord : que veut dire « achever notre propre représentation du temps ». Agamben répond : « le temps dont nous avons besoin pour faire finir le temps ». Le temps, donc, qui est en excès sur toute représentation du temps, qui fait que l’être dans le temps ne peut pas plus coïncider avec lui–même que sa représentation du temps ne peut coïncider avec le temps lui–même. D’où que se dégage l’existence (la quasi– existence, l’insistance) d’un temps hors du temps.
Mais il me semble que la question fondamentale à laquelle renvoie l’idée d’un temps hors du temps, ce n’est pas celle de l’achèvement, c’est celle du commencement. Je pense par exemple à ce que développe Schelling dans Les âges du monde : « Nulle chose ne naît dans le temps, c’est au contraire en toute chose que le temps naît à nouveau immédiatement à partir de l’éternité, et si l’on ne saurait dire de toute chose qu’elle est dans le commencement du temps, le commencement du temps, lui, est en toute chose, et en toute chose commencement également éternel ». (PUF, 2005, p. 97) Le temps de chaque chose « est lui aussi en chaque instant tout son temps », et il ne faut pas oublier que, comme le notait Schelling dans un écrit de jeunesse, « l’éternité est tout entière dans l’instant ». Ces réflexions seront prolongées et déplacées en particulier dans les écrits de Kierkegaard. Si l’existant n’est pas dans le temps, c’est dans l’exacte mesure où il y a pour lui la possibilité de l’instant "” possibilité, dans la mesure où l’instant en tant que tel n’est pas donné, et où il est au contraire généralement d’abord hors de portée ; il n’est donné que là où se prend une décision. Cette possibilité est avant tout celle qui réside dans un commencement, et dans le geste de réaffirmer ce commencement.
Pourquoi donner un privilège à la dimension du commencement sur celle de l’achèvement ? Je suis obligé de répondre en convoquant à nouveau la distinction de l’œuvre et de l’acte. L’acte a toujours une dimension inaugurale, même s’il n’est que la reprise d’un commencement. Je ne vois pas très bien en revanche ce que pourrait signifier achever un acte. La dimension de l’achèvement me paraît étroitement attachée à ce qu’est susceptible d’opérer l’existence d’une œuvre. Une œuvre peut être achevée, pas un acte. Même un acte révolutionnaire ne trouve pas dans une révolution son achèvement "” une des raisons en est que nous ne pouvons plus avoir une représentation simplifiée de ce que peut signifier « une révolution ».
Autrement dit, c’est l’œuvre elle–même, et elle seule, qui présente le paradigme de l’achèvement, lequel ne saurait se trouver dans le monde. C’est dans l’œuvre seulement que nous pouvons nous installer dans l’arrêt du temps, dans le hors temps. Dans l’acte, pour paraphraser Kierkegaard, nous sortons du monde pour y rentrer aussitôt : nous traversons le hors temps pour revenir aussitôt dans le temps. Je dirai donc que là comme ailleurs, à l’instar des penseurs spéculatifs, Agamben opère la confusion de l’œuvre et de l’acte.
Sur la question de l’image, dans son rapport à la « consistance existentielle » : je ne parle ici que de l’image produite, je ne parle pas de ce qui, en nous, peut avoir fonction d’image, c’est–à–dire ce qui demeure, même « à l’intérieur de nous–mêmes », comme un intrus, ainsi que le dit Simondon dans son cours sur l’imagination. Je ne parle donc pas ici des images telles qu’elles insistent en nous, je restreins le propos aux images qui sont œuvrées, qui sont des œuvres.
L’existence d’une interruption imaginale n’implique pas un procès de subjectivation. Pour qu’un tel procès existe, il faut un espace de résonance qui ne soit pas homogène au champ de l’économie culturelle. En revanche, si l’image n’implique pas par elle–même une subjectivation, il est vrai qu’elle aide à sa tenue, et par là à sa consistance. L’image est en ce sens la miniature de l’acte (je ne dis pas qu’elle se réduit à cette fonction). Elle permet de soutenir la reprise de ce qui a été commencé. De la même manière qu’il faut savoir se placer hors du monde et s’installer dans la pensée pour que l’action commencée soit maintenue vivante (c’est une idée que l’on peut dégager des derniers travaux de Arendt), de même il est nécessaire de rejouer ce qu’il y a de proprement inaugural dans une décision d’existence. Mais encore une fois, l’image par elle–même n’est pas un commencement : tout au plus peut–elle déterminer une vocation à faire œuvre. Cette vocation excède largement la fonction dont je viens de parler, mais elle ne se substitue pas au commencement (dans le) réel.
Il ne faut donc pas trop se hâter d’accoler à une telle interruption le motif de la « subjectivation ». L’erreur qui a en particulier été celle des constructivistes soviétiques pourrait se comprendre à partir d’une telle hâte : une modification du régime de la sensibilité commune étant donnée, devraient s’ensuivre des procès de subjectivation inouïs, correspondant à la surhumanité communiste. Or cette modification a bien eu des effets, et des effets profonds, mais nul ne pourrait dire comment ont opéré ces effets : en tout cas pas comme l’avaient prévu, et l’avaient voulu, les artistes soviétiques.
Nous revenons ici, une fois encore, à cette opération de bornage que constitue l’économie culturelle. Je dirais que, une interruption imaginale étant donnée, ne s’ensuit rien du côté de la subjectivation. Si l’on entend par « subjectivation » le fait de porter des actes qui donnent une configuration nouvelle à l’existence, en tant qu’il ne s’agit pas seulement de « mon » existence (donc : en tant qu’il ne s’agit pas d’une modification seulement imaginaire), alors l’interruption imaginale n’implique pas de subjectivation. Disons plus précisément que, pour qu’une interruption imaginale (que peut constituer par exemple la projection d’un film) puisse avoir une fonction « subjectivante », il faut qu’il y ait un espace de résonance, un tissu existentiel, susceptible de l’accueillir comme telle. L’économie culturelle peut se définir comme l’ensemble des opérations qui permettent de conjurer, en les localisant, de tels espaces de résonance.
La temporalité névrotique du capital
EB : Une dernière question, sur le thème de l’économie culturelle : ton livre regorge de caractérisations assez fines sur les modes de subjectivation exigés par le capitalisme. Tu dis par exemple que « L’économie est la dispersion des trajets d’existence devenues profitables » ; ou encore que « la source de valorisation dans le capitalisme cognitif, c’est le travail que les individualités doivent opérer sur elles–mêmes, aux prises avec leur inconsistances structurelle, pour pouvoir agencer leurs souffrances et déprimes avec leurs capacités créatives, et parvenir ainsi à « rester dans la course ». Finalement, tu conclus en disant que « la temporalité du capital n’est rien d’autre que la temporalité névrotique ». La conversion au politique n’apparaît–t–elle pas finalement comme la seule véritable thérapie contre les angoisses produites par le capitalisme globalisé ?
BA : Je crois en effet qu’il n’y a pas de véritable thérapie, dans le monde du capital, que celle qui passe par la politique. Celle–ci ne se confond pas par elle– même avec une pratique thérapeutique, mais une pratique thérapeutique qui forclôt la politique est vouée à entretenir des illusions proprement pathogènes. Ce que je dis–là était une évidence pour beaucoup dans les années 1960–1970. On ne peut que constater tout ce qui a été perdu depuis que cette évidence s’est absentée.
Il me semble en effet que, plus que jamais, le sujet de l’économie capitaliste est soumis à une injonction contradictoire : on attend de lui qu’il vive le temps de sa vie comme étant celui de son accomplissement (le seul qui lui soit donné : « le temps qui lui reste », en ce sens) et qu’en même temps il se soumette à l’accélération généralisée qui caractérise l’état présent du monde du capital (je pense ici au livre important de Hartmut Rosa : Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010), et qui ne cesse de contrarier, en le retardant indéfiniment, cet accomplissement. Une accélération qui obstrue simultanément toutes les dimensions du temps : l’avenir ne doit pas être accueilli en son impensabilité propre, mais géré ; le rapport au passé n’est plus entretenu par un art de la mémoire (qui pourrait par exemple restituer leur présence absente à ceux que Simondon appelait « les vivants du passé »), mais objet d’une commémoration (ou d’un refoulement) ; et le présent, qui semble plus que jamais privilégié (les sociologues parlent même de « présentisme » pour désigner l’incapacité du sujet à se rapporter à un horizon qui excède l’expérience du moment) est en réalité esquivé, contourné, conjuré. Car il n’y a pas de présent sans une résolution (je sais que c’est là un motif heideggérien, mais nous trouvons son origine dans la lignée Schelling–Kierkegaard) qui nous fait être exactement là où nous sommes, et surtout qui nous y fait être sans réserve. Or, le sujet de l’économie ne peut « jouir du présent », comme il ne cesse de le clamer, que s’il sait qu’il lui reste plusieurs possibilités de vie en réserve, et qu’il maintient ainsi plusieurs portes ouvertes « ” dans la mesure où il sait bien que ce qu’il expérimente pourrait quelque jour ne plus lui convenir. Il a besoin de se rassurer en se disant que la vie qu’il a n’est pas la seule possible, qu’il lui sera toujours possible de « changer ». Ainsi fait–il confiance à ce qu’il lui reste encore à expérimenter, comme d’autres en d’autres temps plaçaient leur foi en un autre monde, dont ils n’avaient pas encore l’expérience. Le monde est devenu intégralement immanent, la fausse transcendance est restée : elle n’est plus guère celle de l’outre–monde, mais bien plutôt celle des expériences de vie qui restent encore à explorer. Etre quelque part »” être situé dans le monde "” est pour notre contemporain un objet de panique.
Disons que le sujet de l’économie a mal lu Spinoza : il croit qu’il doit se laisser diriger par la question « qu’est–ce que je désire ? » Au besoin, il va chez le psychanalyste pour demander conseil. Mais il n’a pas compris que la question de ce qu’il désire ne pouvait trouver à se résoudre que depuis la compréhension d’une nécessité. C’est lorsque je suis en adéquation avec ce que l’on pourrait appeler une nécessité subjective [6] (car je ne parle pas ici de nécessités qui seraient imposées par « l’ordre des choses ») que je peux enfin m’y retrouver dans ce que j’appelle « mon désir ».
Source INFLeXions No. 5 – Milieus, Techniques, Aesthetics (Mar. 2012)
Les quelques références qui suivent ont été ajoutées au texte lors de cette publication.