« J’ai 25 ans et je ne permettrai à personne de dire que je n’ai jamais travaillé », dit Sara qui, depuis 2011, a dû écouter les ministres de l’Éducation ou du Travail la traiter l’un après l’autre de bambocciona (« celle-là, elle vit toujours chez ses parents »), lui reprocher d’être choosy (« elle fait la difficile »), d’être décidément une sfigata, « une ratée », un coût social. Pourtant, Sara est très engagée dans le travail : elle a été prestataire de services, aide à domicile pour une dame âgée (en échange d’une chambre où se loger), ensuite en tant que serveuse, elle a fait tant et plus de corvées dans les cafés et les pubs : « j’étais payée de la merde, mais c’est le seul boulot que je trouve d’habitude ». Elle s’en sort aussi grâce à quelques centaines d’euros comme maquilleuse dans des productions vidéo ou de cinéma.
Beaucoup d’emplois, jamais de contrat. À durée déterminée, temps partiel, intérimaire, disponible pour n’importe quelle tâche et à n’importe quelle heure de la journée. Des noms qui nous racontent une autre planète, très loin. Demain, tout recommence, comme si elle n’avait pas travaillé toute sa vie. « J’ai 25 ans et je ne permettrai à personne de dire que je n’ai jamais travaillé », répète-t-elle encore une fois. Juste qu’elle ne peut pas le prouver puisqu’il lui manque le papier qui atteste qu’elle a un emploi. Selon les sta- tistiques, elle est une Neet (Not in Education, Employment or Training : ni étudiant.e [1], ni employé.e, ni stagiaire), une qui ne travaille pas.
Il faut, paraît-il, « donner des garanties aux entreprises ». Et des garanties, qui en donne aux employé.e.s ? Aux précaires ? Aux chômeu(r).se.s ?
Pour préparer la journée du 14 novembre [2], Sara a participé à une action à Porta Futuro à Rome, un centre pour l’emploi géré par la province de Rome où en mai dernier le ministre du Travail et des politiques sociales, Giuliano Poletti, accompagné par le président de la région, Nicola Zingaretti, et par la présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini, a présenté le programme « Garantie jeunes » : 1,5 milliard de financement avec un partenariat État-entreprises.
Sauf qu’il y aurait 260 000 inscrits à ce programme mais les postes disponibles, il y en a 6 945 et les réelles possibilités de travail en attente sont encore moins nombreuses : 5125, dont la plupart se concentrent au Nord du pays (71,9%), tandis qu’au Centre et au Sud de l’Italie, « Garantie jeunes » est un flop retentissant. Les Neet comme Sara sont plus de 2 millions en Italie. Et donc, pour ces deux millions de jeunes, il y a environ 5 000 offres d’emploi.
« Ils nous décrivent comme des feignants, dit Sara, et après ils veulent nous faire accepter des formations à l’emploi, des stages, des apprentissages qui n’ont rien à voir avec notre formation ou nos emplois précédents. Si on n’accepte pas ce jeu, on est traité comme un pestiféré. Pour ceux qui n’ont pas la chance d’être sélectionnés pour le programme, il n’y a rien » [3] De plus, 90 % des offres de travail dans le cadre de cette initiative ne dépendent pas d’entreprises mais d’agences d’intérim. Le gouvernement offre ainsi aux agences intermédiaires une nouvelle occasion en or pour exploiter et déqualifier le travail, le réduire à coût zéro.
Ministres, experts et consultants du gouvernement italien qui pilotent cette machine connaissent très bien la situation. Ce sont leurs solutions qui nous inquiètent. Appliquer « la politique de l’offre » d’inspiration néoliberale, réduire le coût du travail, subordonner la vie des personnes aux exigences des entreprises est la recette défendue par le gouvernement. Jusqu’à présent, libéraliser le marché du travail n’a pas fait baisser les chiffres du chômage. Mais le Jobs Act du premier ministre Matteo Renzi, dernière initiative d’une longue série de réformes du travail, poursuit dans cette direction [4].
Le 14 novembre, Sara est descendue dans la rue. La grève sociale a connu un véritable succès en Italie : plus de 100 000 personnes se sont mobilisées dans vingt-cinq villes. Les médias traditionnels qui, depuis des semaines, ne mentionnaient les critiques du Jobs Act que lorsqu’elles émanaient des confédérations syndicales, ont été obligés d’admettre la réussite des manifestations des précaires et des chômeurs. Mais la grève sociale a été bien plus : une grève des syndicats de base (Cobas, Ubs, etc.), des occupations en chaîne dans les lycées et dans les facs, des blocages des transports de marchandises de la part des travailleurs, des actions contre les entreprises qui exploitent les précaires et les empêchent d’exercer leur droit de grève, des blitz informatiques contre les sites Web du gouvernement.
Pour la première fois, le monde du travail intermittent s’est identifié à la grève, s’est exprimé, a occupé l’espace des médias et les réseaux du Web, et a partagé les mêmes pratiques de lutte.
Ce mouvement existe depuis deux mois, il a été organisé par les réseaux militants des centres sociaux, avec les syndicats de base, avec de simples employés, des travailleurs précaires, des chômeurs. Depuis, des laboratoires de la grève sociale ont fleuri dans de nombreuses villes, du Nord au Sud de l’Italie. Ils veulent tous donner suite à cette mo- bilisation. La journée du 14 novembre n’a pas été seulement une étape pour un nouveau syndicalisme social, dans et hors emploi, en lutte contre le Jobs Act en Italie, il a une plus grande ambition : donner la parole à la production sociale diffuse et sans garantie dans l’Europe entière.
Sara s’est aperçue qu’elle n’était pas isolée. Elle a vu beaucoup de monde avec les mêmes expériences qu’elle, ailleurs en Italie, mais aussi à Berlin, à Paris, à Lisbonne, à Athènes. Sara est maintenant déterminée : ce n’est qu’un début, un nouveau sujet social s’exprime et a entrepris son chemin de lutte.
Article paru dans L’Interluttants n°34 (décembre 2014)
Quelques aperçus de la journée du 14 novembre 2014 en Italie
Contre le Jobs Act, la réforme de l’assurance chômage, la réforme de l’apprentissage, les boulots non payés prévus pour l’Expo Universelle de Milan 2015, etc, appel à la grève sociale générale
Croisons les bras, croisons les luttes !
Thomas Müntzer croise les bras avec les précaires
Turin
10h Rassemblement Piazza Arbarello
20 000 manifestants à Turin !
Bologne
10h Rassemblement Piazza Re Enzo
Les étudiants bloquent les rues dans le centre de la ville.
Florence
9h30 Rassemblement Piazza Puccini
Banderole accrochée sur l’itinéraire de la manifestation - « l’Etat tue encore, en France, la bataille est partout, organisons-nous !, ciao Rémi ».
Naples
9h30 Rassemblement Piazza del Gesù
Formidable manifestation de 10 à 20 000 précaires alors que les syndicats n’appelaient qu’à une manifestation à Milan.
Les étudiants précaires reprennent possession de leur université.
Une partie du cortège bloque le périphérique de Naples.
Palerme
9h Rassemblement Piazza Politeama
Venise
10h Rassemblement Via Palazzo
La manifestation part de Mestre et se dirige vers le centre-ville.
Le pavillon de la Biennale consacré à l’EXPO 2015 à Milan, entreprise mafieuse qui entend créer des milliers d’emplois non payés, est occupé.
On dresse la statue du précaire qui partira ensuite en cortège pour visiter des lieux culturels, grands pourvoyeurs de main d’œuvre sous-payée - la fondation culture de l’université de Venise, le Guggenheim, la fondation Pinault.
Gênes
9h Rassemblement Piazza Caricamento
Le port de Gênes bloqué par les salariés.
Bari
10h Rassemblement Piazza Umberto
Pour nous, le modèle allemand, ce n’est pas Peter Hartz, mais Karl Marx !
Lucca
Milan
9h30 Rassemblement Largo Cairoli
Violence policière et répression dans les rues de Milan contre le cortège étudiant
Pour se protéger des violences policières, les manifestants forment le book block...
Après la manif, occupation de l’université de Milan
A Milan, la CGIL appelait aussi à manifester
Trieste
9h Rassemblement Via Goldoni
Pescara
9h Rassemblement et grève des précaires
Les manifestants forment le slogan No Oil pour protester contre les ravages écologiques causés par des plate-formes pétrolières de l’Adriatique au large de la ville.
Padoue
9h Rassemblement Piazza Antenore
Les « biostrikers » occupent l’équivalent du CROUS à l’Université de Padoue.
Pise
Rimini
Rome
Occupation de l’ancien siège de la BNL, Banque Nationale du Travail, pour protester contre la spéculation et les politiques d’austérité.
Quelques œufs et pétards jetés sur l’Ambassade d’Allemagne.
Hommage à Rémi Fraisse sur les murs de Rome
18h30 Strike Parade devant l’hypermarché/centre commercial Auchan Casal Bertone, Via Alberto Pollio, 50.
Trente
Actions pour redécorer toutes les agences d’intérim de la ville...