Compte-rendu de la réunion de Saison en lutte du 23 février 2004 à 19h30 à la CIP.
Thème : « Artistes/Techniciens : de quelle séparation s’agit-il ? »
La réunion commence à 19H30 dans la grande salle.
Juliette Wagmann rappelle en préambule la place de « Saison en lutte » au sein de la CIP-IDF. Ce groupe de travail s’est constitué à la rentrée afin d’offrir aux compagnies un espace de rencontre et d’échange sur la façon de continuer la lutte durant la saison, lors des créations ou en tournée. Plusieurs types d’actions mises en œuvre par les compagnies dans les théâtres ont ainsi été imaginées. A été constituée une « valise » qui regroupe des propositions à faire aux théâtres (une charte) dont chacun peut s’emparer comme base et décliner à sa façon.
Lors de la première réunion qui a suivi la mise en application effective du nouveau protocole, nous nous sommes dits qu’il fallait à présent nous poser des questions dont nous n’avions jusqu’à présent pas débattu faute de temps. Ces questions vont se présenter à nous dans nos pratiques quotidiennes. Il nous faudra répondre un jour ou l’autre, parfois dans l’urgence. Il importe donc de préparer ces réponses afin de ne pas être le jouet de ceux qui ont déjà des réponses toutes faîtes.
Donc, ayant un peu de temps avant les festivals de l’été, convaincus que réfléchir à plusieurs est plus efficace que seul, nous avons établi un calendrier de réunions afin de poser ces questions et réfléchir ensemble, forts de nos expériences multiples, aux réponses que nous voulions y apporter.
Voici le calendrier des réunions :
Lundi 23 février : Annexes 8 et 10 ou annexe unique. Artistes et techniciens,
que partageons-nous, qu’est-ce qui nous sépare ?
Lundi 8 mars : Après le 1° janvier 2004, quelles conséquences, quelles « adaptations nécessaires » pour les compagnies ?
Lundi 22 mars : Permanents et intermittents qu’avons-nous à faire ensemble ?
Lundi 5 avril : Évaluation, expertise : par qui et comment voulons-nous
être jugés ?
Lundi 19 avril(sous réserve) : Spectateurs, public, audience : pour qui jouons-nous ?
’Lundi 3 mai : Quelle stratégie de lutte et de résistance adopter pour gagner demain ?
Ces réunions sont ouvertes à tous ceux qui ont envie de réfléchir sur ces sujets, les questionner, y apporter des réponses.
Olivier Derousseau qui préside la réunion du jour, en rappelle le sujet et propose l’ordre du jour suivant :
projection d’un extrait du film de Godard « Numéro 2 »
rappel des définitions par le dictionnaire des mots
technique, technicien, art et artiste.
Présentation dans la contre-proposition de la CIP du choix de l’annexe unique : pourquoi et comment a été fait ce choix ?
Sur quoi la séparation artistes/techniciens peut-elle s’appuyer ? (heures, salaires, distinction manuel/intellectuel...)
Que peut être un acte de création collective ?
Quels moyens d’action envisager ?
Stéphane Olry prend alors la parole. Il rappelle que les thèmes des réunions sont ceux qui vont nous être imposés soit par le Ministère de la Culture, dans le cadre d’une réforme prévue du financement du spectacle vivant, soit par la force des choses.
Il faudra veiller à garder une liberté de parole et ne pas hésiter à affirmer une subjectivité pendant les réunions.
L’idée est de partir de nos expériences.
Stéphane propose deux documents à examiner :
Le document envoyé par l’ASSEDIC à tous les intermittents en janvier dernier. Presque la moitié du corps du texte est une nomenclature de métiers pouvant relever des annexes 8 et 10. L’immense majorité de ces métiers concerne l’audiovisuel et sont pour la plupart techniques (pages 12,13,14,15,16,17 du de la notice DAJ 168- janvier 2004)
Les textes publiés sur le site de la mission Latarjet. En ce qui concerne la séparation artistes et techniciens : on constate que les contributions sont très discrètes, voire muettes.
Au reste, on constate qu’ il y a aussi encore beaucoup de « non-dits » au sein des compagnies et de la coordination sur ce sujet.
Il ne faut pas hésiter à utiliser ces réunions pour aborder les sujets qui fâchent.
Rappel des définitions par le dictionnaire de certains mots par Olivier
technicien :
Personne qui possède, connaît une technique particulière (V professionnel, spécialiste)...
art :
Ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à une certaine fin (V adresse, habileté, savoir-faire)...
Projection d’un extrait du film de Jean-Luc Godard « Numéro 2 »
Il date de 1972.
(Jean-Luc Godard devant un projecteur 35mm en action. Il explique qu’il est le patron de l’usine-film mais aussi l’ouvrier...)
Une discussion s’engage à la suite de la projection :
On est toujours confronté à l’art et à la technique
On retrouve les mêmes thématiques dans le film de Pierre Carles « Danger Travail » : le fait d’être soi-même son propre patron
Il existe aussi datant de cette période (1972) une brochure « l’école-atelier de la société-usine » sur le même thème.
Y est développé le projet d’être « entrepreneur de soi-même » ; l’échelle de l’usine s’est rapetissée ; dans la volonté de division entre les techniciens et les artistes (affichée par le MEDEF entre autres), n’y-a-t-il pas une idée de réglementer ces mini-sociétés ?
On constate que les divisions artistes/techniciens ne sont pas rigides, elles sont labiles et doivent le rester : c’est aussi le sens de la proposition d’annexe unique développée dans le nouveau protocole défendu par la coordination nationale.
Présentation dans la contre-proposition de la CIP du choix de l’annexe unique : comment et pourquoi a été fait ce choix ?
Quelles ont été les réflexions amenant à la proposition de l’annexe unique ?
Le constat de départ était qu’il y a une grande porosité entre artistes et techniciens et aussi entre spectacle vivant et audiovisuel.
Il y a aussi l’idée que plus on est nombreux, plus on est forts.
Dans un deuxième temps, la question s’est posée : « à qui ce modèle peut profiter ? » Se pose alors la notion du champ d’application. En fait ce modèle ne se veut pas spécifique à un métier mais à des métiers impliquant une discontinuité d’emploi, de rémunération et une part de travail inquantifiable.
Cette idée de l’annexe unique n’a pas fait débat à la coordination lors de l’élaboration de la contre-proposition.
C’est une question très politique.
Il faut rappeler qu’avant le 26 juin (dans l’ancien protocole), il y avait une seule annexe de fait, et que la division réelle des deux annexes est une nouveauté qui est apparue avec le protocole du 26 juin. Un salarié qui fait maintenant des heures qui dépendent des deux annexes, dépend en fait de la seule annexe où il a fait la majorité de ses heures (ce n’est pas cumulable).
Il faut savoir aussi qu’au ministère de la Culture, une autre proposition est en chantier, avec quatre annexes (divertissement, spectacle vivant, audiovisuel, ?) et pour chacune d’elle une division en deux entre artistes et techniciens ; donc huit annexes en tout.
L’UNEDIC voudrait diviser au maximum et amener une idée de statut spécifique de l’artiste (avec une carte professionnelle).
Est-ce à l’UNEDIC de définir ce qu’est l’art ?
Pour le groupe qui a élaboré la contre-proposition, une seule chose a été prise en compte : le rapport à l’emploi des personnes concernées (rapports spatial : mobilité, et temporel : discontinuité)
Pour ce faire, ont été énumérés des critères de « modes de rapport à l’emploi » (périodes d’emploi discontinues, salaires variables...)
Ça pourrait effectivement s’étendre à d’autres métiers que ceux du domaine culturel. (par exemple les pigistes qui ont le même rapport à l’emploi)
La question du champ d’application est restée très ouverte. (Les autres coordinations que celle d’IDF avaient demandé que la question du champ d’application soit dans le corps du texte)
Pour le ministère, l’UNEDIC et les syndicats, cette question du champ d’application est très importante.
(rappel historique : les annexes ont été créées au départ pour les ouvriers du cinéma, puis étendues ensuite aux artistes dans l’audiovisuel puis dans le spectacle vivant)
Remarques :
Effectivement, l’union faisant la force (notamment pour la mobilisation), une annexe unique est pertinente à ce point de vue.
Il faudrait avoir des réponses sur cette idée du champ d’application si on ne veut pas être faibles sur les questions qu’on ne manquera pas de nous poser à ce sujet.
Qui définit légalement le champ d’application ?
Pour l’instant c’est un marchandage entre les partenaires sociaux, qui s’entendent sur des listes de métiers pouvant relever d’une certaine annexe.
L’état devrait-il se porter garant du champ d’application ?
Il y a actuellement deux écologies qui s’affrontent tendanciellement. Par exemple, à la CGT, certains seraient plutôt d’accord avec nous, mais pour l’instant leur argument politique est que ces métiers sont liés à la culture et que c’est pour cette raison qu’il faut défendre des annexes spécifiques.
De toutes façons, la question du champ d’application ne fait pas l’économie d’une réforme globale de l’UNEDIC. (Il y a par exemple des personnes travaillant dans culture pour qui il serait plus favorable de relever de l’annexe 4)
Sur quoi la séparation artistes/techniciens peut-elle s’appuyer ? (heures, salaires, distinction manuel/intellectuel...)
Qu’est-ce qui pourrait fonder cette séparation ?
Rappel d’une citation de Jean-Jacques Aillagon (de mémoire) : « Un artiste qui ne travaille pas pendant 7 mois n’en reste pas moins un artiste ; un technicien qui ne réussit pas à faire ses 507 heures dans les 10 mois et demi n’est pas digne de rester dans cette profession »
On est prêt à payer les artistes pour qu’ils gardent leur liberté mais un technicien doit travailler.
L’exception de l’artiste ou de la culture est-elle recevable ?
Les directeurs de théâtre posent régulièrement le problème des artistes et techniciens comme ne travaillant pas de la même façon. Citation entendue chez un directeur : « j’ai déjà vu des artistes travailler gratuitement, mais jamais un technicien. »
Remarque : Si tu es bénévole c’est que tu espères bénéficier d’une plus-value artistique, si tu es technicien tu te fais payer.
Dans l’intermittence, il y a un couloir où se mélangent artistes et techniciens. La place laissé à l’incertitude n’est pas spécifique au culturel (cette place laissée à l’indéterminé se retrouve dans la recherche scientifique par exemple). Elle est nécessaire. Il faut tenter de sortir des pratiques spécifiques. Pourquoi les techniciens n’auraient pas le droit à l’erreur comme les chercheurs, les artistes ? Il peut exister l’idée de l’essai, de l’expérimentation, de l’échec, comme modes d’apprentissage.
« En étant intermittent, je ne travaille jamais sans être payé (par l’UNEDIC). C’est un droit permanent. C’est être payé à plein temps »
Dans les structures d’accueil (théâtres), le temps de travail d’un technicien est plus cadré que celui de l’artiste.
Il y a aussi le fait que quand on s’adresse à un technicien, on s’adresse à un chaînon dans une équipe, ce qui est rarement le cas pour un artiste (on s’adresse alors plutôt à une personne seule).
Un artiste aurait-il plus de mal à se sentir comme constituant d’une équipe ?
Témoignage : J’ai l’impression que la distinction entre artistes et techniciens s’est creusée très concrètement dans les théâtres depuis le passage aux 35 heures. Par exemple, à l’Odéon, à cause des 35 heures, le spectacle où je jouais n’a pas pu être répété la veille de la première, et à Tourcoing, l’équipe n’a pas pu répéter trois jours durant à deux jours de la première pour les mêmes raisons. On ne sentait pas ça avant dans les rapports entre artistique et technique. (tout le monde travaillait ce qu’il fallait avant une première)
L’application des 35 heures a entériné cette distinction entre artistes et techniciens, elle acte déjà presque cette séparation.
D’autres éléments se mettent également en place :
la différenciation de plus en plus claire entre un « rapport investi » dans la création d’un objet, et le fait d’« accomplir une tâche »
le fait qu’il y a maintenant des théâtres où les acteurs sont mensualisés pour les répétitions, et qu’il sont payés au prorata des jours où ils ont du être présents.
Dans beaucoup de lieux, et depuis longtemps, les directeurs techniques sont payés en intermittents.
Beaucoup de lieux proposent maintenant aux compagnies de participer à la création en mettant à leur disposition leur personnel permanent pour créer les lumières par ex...
Tout cela pose la question de la part artistique qu’il y a dans la technique.
La part artistique est-elle quantifiable dans la technique ? et même dans l’artistique ?
Autre témoignage d’une metteur-en-scène à propos d’une discussion sur le montage d’une production avec
l’administratrice du théâtre de Lille : Un poste de scénographe est prévu dans le budget. L’administratrice du théâtre dit que son directeur technique peut le faire car il a fait les Beaux-Arts et qu’il connaît les couleurs...
On observe aussi dans les lieux un mépris croissant pour les postes « techniques ». Il y a une idée de prestation de service.
(les structures rechignent souvent à payer quelqu’un comme « éclairagiste ». Veulent payer comme « technicien »)
Autres questions à se poser :
L’outil de travail est-il nécessaire au technicien ? (par exemple un metteur en scène a besoin du théâtre pour travailler)
La rémunération : comment est-ce qu’on partage l’argent dans une compagnie par exemple ? (exemples de la Cie d’Alain Béhar où ils partagent l’argent également entre tous les postes, du théâtre du Radeau où les artistes participent aussi à l’élaboration du décor, aux montages et démontages)
L’expérience collective est au cœur de la fabrication, c’est ce qui est différent par rapport à l’industrie.
Le problème du droit d’auteur se pose également.(l’UNEDIC le pose dans le débat)
De plus en plus de personnes sont de plus en plus compétentes et se pose le problème de la rémunération, de ce que l’on vaut. C’est comme si étaient en train de se recréer des classes, qui ne dépendent pas du métier que l’on exerce, mais de ce que l’on vaut. Avec le protocole du 26 juin, monter en grade est pénalisé. La seule chose valorisée est de devenir chef d’entreprise.
Dans une création, il y a aussi la notion de risque : qui partage le risque ? Il y a une tendance à peu payer les gens qui travaillent sur une création et à proposer un « retour sur investissement » sur les tournées. En cinéma, une partie du salaire peut-être mis « en participation « . La plupart des productions de courts-métrages sont basées sur ce système.
La notion d’entreprise devient prééminente et celle de travail indépendant valorisée. Chacun fonde la propre entreprise de soi-même.
On vend de la prestation de service (de la lumière, de la scénographie, du spectacle...)à des entreprises. On est réglé par facture de société individuelle, de droits d’auteurs.
Les mêmes liens de subordination subsistent mais ne passent plus par le salariat.
La notion de gestion du temps devient centrale.
Comment peut-on s’organiser entre nous pour ne pas en arriver à monter chacun notre propre petite entreprise ?
Comment les théâtres gèrent les rapports au temps de travail (ex des 35h : leur temps de travail est figé, le notre est disponible) ?
On nous fait assumer des temps très hétérogènes de travail, de rémunération, de situation géographique...et on se retrouve face à des structures très réglementées à tous ces niveaux.
Il y a discordance des temps.
Le temps de « non-productivité » est très important.
Conclusion : le temps qu’on passe à ne « rien faire » est précieux !