Les intermittents du spectacle :
un cas d’école pour la MEDEF SCHOOL
« Réforme » pour démolition, « modernisation » pour régression, « sauvetage » pour liquidation graduelle, « privilégiés » pour salariés, « profiteurs » pour précaires, cela fait plusieurs années que nos décideurs
politiques français ont nettement progressé en langue libérale. Bien qu’en
pédagogue soucieux d’excellence le MEDEF maintienne l’appréciation " peut
mieux faire ", il se félicite de l’évolution du niveau de la grande majorité
de ses élèves en gestion politique et représentation médiatique, d’autant
que les quelques organisations syndicales qui ont intégré l’école font
preuve d’une réelle adaptabilité et ne retardent pas vraiment la progression
du groupe. Leur collaboration s’avère même particulièrement utile dans une
autre matière où les progrès sont tangibles : le libéralisme appliqué.
Le dernier exercice en date concerne les intermittents du spectacle.
En relevant leurs conditions d’accès à l’indemnisation chômage (507 heures
en dix mois pour les techniciens et en 10 mois et demi pour les artistes au
lieu de 12 mois) et en abaissant la durée d’indemnisation (8 mois au lieu de
12 mois), les partenaires sociaux « responsables » ont programmé la
disparition d’un tiers des 102 000 professionnels de la culture qui ont perçu au moins une allocation chômage durant l’année 2002. Bien que le
montant des indemnités ne dépasse pas le SMIC pour la moitié de ces
travailleurs souvent très qualifiés, les chefs d’inculpation médiatiques
sont une fois de plus l’ « abus », l’ « irresponsabilité » et le « privilège ».
L’« accord », dont les syndicats signataires ne représentent qu’une
petite minorité des premiers concernés, équivaut donc au licenciement
collectif de plus de 30 000 salariés, sans aucun « plan social ». La
violence de cette logique libérale, parfaitement assumée par ses promoteurs,
est révélatrice à la fois des contradictions relatives aux régimes de
précarité et de la place dévolue à la culture dans un contexte de
marchandisation du monde.
Les employeurs veulent bien des avantages de la précarité sans en payer le
prix. La flexibilité sans les charges. Si tout système de protection sociale
génère à la marge son lot de fraudeurs, les premiers profiteurs du régime
d’intermittence sont assurément les employeurs de l’audiovisuel et du cinéma
qui font cofinancer officieusement par les ASSEDIC la rémunération de
techniciens qui pourraient devenir des salariés permanents. De périodes
d’essai renouvelées en travail bénévole financé par l’intermittence, on
entretient un volant de précaires qualifiés en minimisant les coûts
salariaux.
Les industries culturelles ne sont pas les seules à s’adonner à ces
pratiques. Elles touchent aussi, certes dans une moindre mesure, des
institutions subventionnées du spectacle vivant.
Cette distorsion est sans doute à rapprocher des restrictions
infligées au financement public de la culture, mais il faut avouer que les
dépenses y sont peu souvent orientées vers l’implication durable d’équipes
artistiques et techniques sur le territoire qui les concernent.
Cependant, lorsque l’on sait que les intermittents du spectacle vivant
ont beaucoup plus de mal à atteindre les 507 heures requises (la durée
moyenne de travail comptabilisée y est de 628 heures au lieu de 848 heures
dans le cinéma et l’audiovisuel) et qu’ils seront donc les plus touchés par
les modifications actuellement proposées, nous sommes en droit de nous
interroger sur le contenu stratégique des évolutions récentes. Le MEDEF
avait accepté en 98 et 99 l’extension du régime d’intermittence à de
nouveaux domaines comme les agences de presse audiovisuelles, les
discothèques ou l’industrie phonographique.
Avec la complicité passive de l’Etat le nombre des intermittents a
fortement augmenté, et par là même le déséquilibre financier de leur système
d’allocation, afin, le jour venu, de mieux discréditer l’ensemble de la
corporation, et de justifier une « réforme » qui touche bien davantage le
service public de la culture que les profiteurs de l’industrie du
divertissement.
Quant au rapport sciemment entretenu entre précarité et « privilège », il importe de rappeler que le coup porté au régime des intermittents,
dont le MEDEF n’a pas renoncé à se débarrasser puisque rien n’est fait pour
limiter les principaux abus, s’est accompagné d’un affront à l’adresse des
professionnels de la culture. Le minimum des 507 heures par an a de quoi
faire sourciller les autres salariés ou chômeurs qui ignorent souvent que les heures rémunérées ne comprennent pas l’énorme travail de préparation, de
recherche, de barre quotidienne pour les danseurs, de pratique régulière de
l’instrument pour les musiciens, de travail personnel sur chaque texte
abordé par les comédiens, voire de répétitions elles-mêmes.
Ce régime, conçu à l’origine pour les artistes et les techniciens en
réelle intermittence, ceux qui passent d’un employeur à l’autre en s’exposant aux risques d’un emploi discontinu, pourrait d’ailleurs servir de
base à la réflexion sur la mutualisation des risques pour d’autres
catégories de salariés. Dès lors que les périodes sans travail rémunéré
sont identifiées comme un temps libéré, socialement productif, voué à la
formation et à la créativité sociale, il devient possible de dissocier les
moyens économiques de l’existence de la seule condition salariale.
Derrière l’emblème du statut des intermittents, c’est la perspective
d’une réappropriation du temps de vie hors de la sphère marchande qui est
vigoureusement balayée par le MEDEF. L’attaque préfigure sans doute les
grandes manoeuvres qui se préparent à l’encontre de la mutualisation des
risques liés à la santé, dans la foulée de ce qui est en train de se
préparer pour les retraites.
A l’école de la normalisation libérale, les raisonnements en termes
d’équilibre financier à courte vue sont affûtés pour faucher toutes
propositions de développement inscrit dans le temps. Faut-il rappeler qu’en
France, les intermittents participent à un maillage culturel très dense ?
Les festivals, les lieux de spectacle vivant, les actions artistiques en
milieu scolaire et dans le tissu social, la production et la diffusion d’un
autre cinéma offrent une alternative à la culture de masse à vocation commerciale déversée par les grands médias.
Techniciens et artistes intermittents participent ainsi à une mission de service public qui perpétue une singularité française. Il n’est pas fortuit que les premières victimes de la régression proposée seront les dizaines de milliers de personnes qui entretiennent un terreau fertile de création entre Star Académie et les
principaux temples de la culture élitaire.
Le modèle de société qui se profile derrière la scolastique libérale
requiert donc à la fois un désengagement de l’Etat (ce dont le gouvernement
s’acquitte avec empressement par la diminution des budgets dévolus à la
culture, l’asphyxie du Musée de l’Homme ou la liquidation de l’archéologie
préventive), et l’affaiblissement des mécanismes de solidarité. Cela
s’inscrit dans une immense bataille symbolique qui s’est amorcée entre les
partisans de l’ordre globalitaire, les adeptes du repli traditionaliste et
ceux qui entendent associer une nouvelle donne dans la répartition des
richesses à l’approfondissement de la démocratie. Dans ce contexte, le
détournement de la fonction de l’art et de la culture au bénéfice d’intérêts
privés constitue un enjeu déterminant.
Les soucis quelque peu boutiquiers d’élus locaux et de certains
membres du gouvernement qui redoutent l’affaissement des recettes
touristiques dans les villes festivalières sont à cet égard pitoyables. Les
orchestrateurs de la normalisation libérale, parfaitement conscients de ce
qui s’opère à grande échelle, gloussent de contentement devant l’affolement
de ceux qui ont déserté depuis longtemps le champ de la réflexion sur le
rôle de l’art et de la culture. Ils ont finalement le comportement idoine
tant leurs préoccupations semblent à jamais éloignées des enjeux relatifs à
la construction de la personne, la reconstitution du lien social ou la
lecture profonde du monde.
Tout ceci confirme que la Medef School assure, par médias interposés, un
enseignement à distance d’une efficacité redoutable. Raison de plus pour ne
pas plier. Ne plus plier et inventer. Une définition économique des artistes
prenant en considération l’étendue des richesses immatérielles qu’ils
induisent et produisent impose aux pouvoirs publics un recentrage sur le
cœur de leur métier : la réflexion politique. Et si un coup de pied orienté
est nécessaire pour que les responsables se penchent sur la manne des
recettes commerciales et publicitaires de l’industrie culturelle,
ajustons-le.
ATTAC-France se déclare donc solidaire du mouvement des intermittents du
spectacle et les invite à s’impliquer plus largement dans un combat contre
la marchandisation du monde, qui concerne autant l’avenir de leur profession
que le sens qu’ils entendent donner à son exercice.
Attac, le 10 juillet 2003.