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22.07.03

Les festivals ont bien eu lieu


Le Figaro

Publié, le lundi 28 juillet 2003 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : lundi 28 juillet 2003

Pour préparer la discussion de ce soir sur l’exception culturelle et fournir un bumper sur lequel rebondir pour évaluer le mouvement avant la coordination nationale


Ce ne sont pas les intermittents du spectacle qui ont pris en otage les festivals de l’été, comme s’en plaignent les maires festivisateurs, les cafetiers festivophiles, les hôteliers festivocrates et les festivaliers festivomanes ; ce sont les festivals qui avaient déjà pris en otage, et depuis des décennies, toute énergie critique à leur égard, toute liberté de jugement et de langage à leur propos, et interdit jusqu’à la possibilité de contester leur bien-fondé.

Ni l’« art » ni la « culture » ne sauraient plus être l’objet d’un examen froid ; et encore moins les « artistes », pourtant ouvertement constitués en classe bureaucratique terroriste jouant à incarner le « spectacle vivant », et ne jouant que par là.

Telle est la première conclusion que l’on peut tirer des troubles de juillet, dans tant de villes qui n’existent plus que par leurs Printemps des comédiens, leurs Francofolies, leurs Électrons libres, leurs Guitares à pattes, leurs Pipeaux bien tempérés ou leurs Tombées de la nuit, et il est normal que la majorité des esprits, colonisés par la « culture », aient été catastrophés de voir
toutes ces belles choses annulées.

Ce qui aurait été plus surprenant, c’est que quelqu’un ose ne pas considérer ces annulations comme des catastrophes.

Quand les agents de la SNCF se mettent en grève, on sait ce qui est paralysé. Mais qu’est-ce qui est paralysé, au juste, par les intermittents du spectacle en révolte ? Quelque chose d’infiniment plus important que les transports : le Bien lui-même, auquel ces intermittents s’identifient sans demander l’aval de personne mais sans jamais rencontrer non plus la moindre objection.

Car s’il y a un point sur lequel tout le monde s’accorde, du Medef aux intermittents et de la droite à la gauche en passant par le gouvernement, les présidents de région, les bistrotiers et le public, c’est que les festivals sont l’une des plus hautes incarnations du Bien et que la Vertu la plus incontestable flamboie sur les tréteaux où gesticulent des gauchistes-troupiers qui se prennent pour Molière qu’on assassine.

Une telle situation ne fait même rire personne. « Nous sommes l’art, nous sommes la création », crient ces intermutants de la débâcle, et nul n’a le courage de leur demander :

- « Qu’est-ce que l’art ? »

- « Qu’est-ce que la création ? »

ou pire :

- « Qui vous a fait bouffons et rois en même temps ? ».

Personne, d’ailleurs, n’y pense. Car tout le monde, même les plus hostiles aux manifestants, respecte la culture (et, plus encore, l’« exception culturelle française »).

On entendait dire, dès les premiers mouvements de protestation, que l’été risquait d’être « pourri », que des « ténèbres » planaient sur les spectacles estivaux. « Un été muet serait un choc, frémissait un chroniqueur. Un été sans musique, sans rire, sans rêve » (comme si la « musique » et le « rêve » ne gavaient pas déjà littéralement l’existence quotidienne) ; un horrible été « avec juste des bagnoles sous le soleil, des pompes à essence, des commerçants rapaces ».

Mais ces commerçants rapaces non plus n’étaient pas contents de voir fondre les juteuses « retombées économiques » qu’ils attendaient de ces festivals. Et les industriels du tourisme entraient en dépression.

D’ores et déjà, il était clair que le monde festif était indispensable au bon fonctionnement du système. Mieux : le monde festif était devenu le système même. C’est d’ailleurs la seconde conclusion que l’on peut tirer du spectacle de la révolte des intermittents du spectacle.

Quand le monde festif est-il devenu le système même, autrement dit le monde tout court ? Il y a bien longtemps, mais personne ne voulait le voir.

- On essayait, et on essaie toujours, de dissocier l’art de l’économie et la création du marché.

- On essayait, et on essaie toujours, de différencier les hôteliers des artistes, les artistes des touristes et les commerçants des intermittents (mais un des slogans de ces derniers était : « Commerçants avec nous, votre fonds de commerce est dans la rue » ; ce qui ne les empêchait pas
dans le même mouvement de dénoncer la « marchandisation des esprits »), alors que ces catégories se confondent et sont complices sous le signe du festif généralisé.

Ce festif généralisé lui-même s’exprime essentiellement par le théâtre de rue, dont toutes les formes de théâtre ou de « spectacle vivant » ne sont plus que des aspects partiels.

On peut aussi en conclure que, même si tant de festivals ont décidé de baisser le rideau, ils ont néanmoins eu lieu.

Depuis que le théâtre, en abolissant la rampe, c’est-à-dire la séparation de la scène et de la salle qui donnait au spectateur l’illusion qu’il était au théâtre, a retiré aussi à ce dernier l’illusion qu’il vit quand il n’y est pas, le théâtre est en quelque sorte aboli, comme la plupart des autres arts, et il n’y a plus que ceux qui se prétendent artistes qui ne veulent pas le reconnaître.

Ils ont accompli le dépassement définitif de leur pratique dans l’hyperfestivisation, et en ont ainsi fini avec l’art, mais plus que jamais ils veulent qu’on les dise artistes et qu’on les respecte à ce titre.

Mais lorsque les auditeurs d’un festival de jazz doivent enjamber des intermittents couchés, quelle différence cela fait-il avec tant de spectacles où les mêmes intermittents se roulent par terre en vociférant leur indispensable engagement pour les droits de l’homme et contre la guerre ?

Il n’y a plus que les artistes qui ne savent pas qu’ils ne sont plus des artistes et exigent le maintien de l’art qu’ils ont liquidé.

Mais durant toutes leurs journées de « révolte », il n’y a eu aucune différence entre leur protestation théâtralisée à outrance et ce qu’ils font lorsqu’ils croient faire du théâtre.

Se prétendant « debout contre la France totalitaire », se promenant avec autour du cou des pancartes sur lesquelles était écrit « condamné à mort », dénonçant un « massacre des innocents », ils n’ont rien fait d’autre que ce qu’ils font dans l’étalage de leurs « arts de la rue ».

Ils ont tenu leurs discours moraux habituels et, en bonnes victimes de notre temps, donné toutes les leçons de vertu qui constituent l’ordinaire de leurs fastidieuses « créations ».

Ils se sont même surpassés (mais surtout dans l’ignominie) lorsque, vers la fin du mouvement, on les a vus défiler derrière un intermittent attaché christiquement sur une croix et fouetté par un compère incarnant le Medef.

Oui, les festivals ont bien eu lieu.

Qu’auraient-ils été de plus si on ne les avait pas interrompus pour mieux les continuer partout ?

Philippe Muray - écrivain





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