Homme1 : Qu’est-ce que vous faites avec ça ? C’est pas Paris Plage, ici.
Homme 2 : Vous voyez, je creuse.
Homme 1 : Vous voulez creuser le bitume avec une pelle en plastique ?
Homme 2 : Pas le choix, c’est tout ce qu’ils nous ont laissé.
Homme 1 : Qui ?
Homme 2 : Ben, ceux d’en haut.
Homme 1 : Les salauds. Ils n’ont aucun respect pour les petits métiers. Si tu n’es pas côté en bourse, tu ne vaux pas un clou. Vous étiez terrassier ?
Homme 2 : Non archéologue.
Homme 1 : Meeerde !
Homme 2 : Comme vous dites !
Homme 1 : C’est pourtant un beau métier , archéologue. Vous êtes les racines indispensables de notre présent, voire de notre futur. Un proverbe ancien dit : « Si tu ne sais pas où tu vas, essaie de savoir d’où tu viens ». Ça devrait les faire méditer, là-haut.
Homme 2 : Ils n’en ont rien à foutre de la méditation, pas plus que de l’éducation ou de la culture ! Ça ne rapporte pas d’intérêt à court terme. J’aurais dû écouter mon père, quand il me disait de faire l’ENA. Je n’en serais pas là aujourd’hui. Et vous, vous avez un bon métier ?
Homme 1 : Je suis chercheur au CNRS
Homme 2 : Alors, je crois qu’on peut se serrer la main, et se tutoyer. On est dans la même galère. Vous allez vous retrouver à poil, comme nous sur les marches de l’Opéra.
Homme 1 : C’est au-delà de ce que tu peux imaginer. ! Ils comptent même les petites souris de mon labo, de peur que leur bouffe ne creuse le déficit !
Homme 2 : Ah, elle sera belle la vie, là-haut, quand il n’y aura plus que des flics, des barons et des juges...
Homme 1 : Il restera toujours un rocker pour amuser les foules. Il profitera des progrès de la science - enfin du temps où elle avait encore des crédits - pour se mettre de nouvelles rotules en plastique, qui lui permettront de se trémousser encore pendant vingt ans !
Homme 2 : Surtout, que lui, il n’a pas besoin de sécu pour se payer ses opérations !
Homme 1 : Rappelle-moi, c’était quoi déjà la sécu ?
Homme 2 : En plus tu as la maladie d’Elzeihmer ?
Homme 1 : Non, mais tout a été si vite, que je me demande des fois, si j’ai pas cauchemardé...
Homme 2 : Ça sert à rien que je t’explique, ça va te faire du mal pour rien. C’est un temps révolu où on pensait que l’égalité des chances pouvait exister et où la devise de notre république nous semblait encore à portée de main.
Homme 1 : Ah, oui...travail, famille, patrie...
Homme 2 Non, pas celle-là, tu es fou !
Homme 1 : Excuse-moi, c’est vrai, je déraille. On a tellement rétrogradé, que des fois, je m’y perds un peu.
Homme 2 : Bon, allez, ça sert à rien de ruminer. Moi, je dois continuer à creuser. Si je ne veux pas perdre mon temps. Avec le matériel que j’ai, je ne suis pas au bout de mes peines.
Homme 1 : Tu n’y arriveras jamais.
Homme 2 : Mais si, il suffit de suivre les conseils de ceux d’en haut : « Courage, patience, persévérance ». Regarde ce que j’ai découvert hier (Il sort de son sac, un crâne humain ou bien s’il n’y a pas de crâne, il ouvre son sac et l’autre regarde au fond)
Homme 1 : Tu as trouvé ça, où ?
Homme 2 : Pas très loin d’ici, le sol était plus meuble, ,c’était pas trop dur de creuser. J’avais repéré les lieux avant qu’ils ne bétonnent en haut. Je savais que c’était un ancien théâtre du 20eme siècle. Une maison de la culture, je crois. Alors, je suis descendu par les égouts, j’ai creusé et je me suis retrouvé dans les machineries, sous la scène. J’ai creusé encore et je l’ai trouvé. Il est beau non ? En bon état. C’est un crâne d’intermittent. Je peux même le dater de 2003-2004.
Homme 1 : Comment peux-tu être aussi précis ?
Homme 2 : C’est mon métier. Et puis, il y a des caractéristiques faciles à reconnaître. Tu vois là, il y a une grosse fêlure au niveau de l’occiput, qui doit dater de juillet 1995. Le choc avait dû être rude. Dans les interstices j’ai même découvert quelques fragments de dorure de l’Odéon. C’était un très beau théâtre l’Odéon, avant de devenir le siège de l’union des banques européennes.
Homme 1 : Et c’est quoi, ce renflement côté temporal ?
Homme 2 : Certaines méchantes langues pourrait l’attribuer à un signe de réussite médiatique, mais c’est faux. Ce renflement temporal est apparu entre le 25 février et le 26 juin 2003, quand cette espèce s’est trouvée confrontée à un prédateur redoutable venu des sphères les plus hautes du monde d’en haut.
Homme 1 : Quel genre de prédateur ?
Homme 2 : Le genre pervers et hautain qui crache son venin sur sa proie avant de l’écraser.
Homme 1 : Ils sont tous morts ?
Homme 2 : Non, ils ont résisté farouchement. Tu vois, cette bosse frontale témoigne de la persévérance à cogner contre le mur du mépris et de l’arrogance. Quant à cette déformation des maxillaires, elle est caractéristique d’un certain décrochement de la machoire dû aux hurlements répétés quotidiennent pendant des mois.
Homme 1 : Donc l’espèce a survécu ?
Homme 2 : Survivre est un mot qui a toujours fait partie de son quotidien, mais maintenant , elle exige davantage.
Homme 1 : Quoi par exemple ?
Homme 2 : Vivre dignement de son métier.
Homme 2 : Comme nous ?
Homme 1 :Comme nous.
NB : ce texte peut-être, bien sûr, interprété par un homme et une femme, ou par deux femmes