Suite à la rencontre avec Arlette Farge (lire des extraits), nous avons été voir Le monde de Jia Zhan Kee à la cinémathèque, sans payer notre place, avec le tract suivant.
LE MONDE ? ENTRÉE LIBRE !
- Nous sommes morts ?
- Non, ça ne fait que commencer.
« « N’a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l’homme ? Elles sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui développent certaines formes d’expériences au dépens des autres comme dans une expérimentation sociale. Dans la mesure où les expériences vécues ne se trouvent pas, précisément, dans le travail, elles sont, tout simplement, dans l’air. Qui oserait encore prétendre, aujourd’hui, que sa colère soit vraiment la sienne quand tant de gens se mêlent de lui en parler et de s’y retrouver mieux que lui-même ? Il s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans personne pour les vivre. » (L’Homme sans qualités, Robert Musil) . Quelque chose est devenu flottant dans l’expérience. Dans un film récent, les habitants d’une zone de miniaturisation du monde réduit à « ses monuments », dociles aux injonctions de la communication impériale mais indisponible à l’épreuve de ce qui leur arrive, sont appelés les flottants (Jia Zhan Kee, The world, 2005). Si le cinéma ne s’était pas aussi complaisamment livré à la fausse alternative art/divertissement, il aurait pu servir d’outil de vérification de thèses essentielles.
C’est un peu le cas avec le film de Jia Zhan Kee, ça l’est encore d’avantage avec à l’ouest des rails (Wang Bin, 2004), où les gestes des travailleurs d’un vaste complexe industriel chinois sont comme restitués à leur vocation de jeu : sans passé, sans suite. Par là, leurs gestes ne diffèrent aucunement de ceux des habitants des bidonvilles, occupés à rester là, activant vaguement ce qui passe pour les désirs des garçons et des filles, dans un présent sans promesses et sans pesanteur, malgré le bruit de la machine impériale venu les écraser. C’est comme si la distance entre chacun d’eux, mais aussi celle qui fait flotter les expériences au dessus de ceux qui pourtant en subissent les effets ou les causes, avait pris une amplitude telle que c’est désormais le vide enveloppant, comme un halo autour de chaque posture des corps, qui est devenu visible. »
Traversés de questions politiques que ne sauraient circonscrire de quelconques échéances électorales, nous venons en cette zone de miniaturisation du continent cinématographique réduit à son patrimoine, flottants, précaires sans qualités et sans argent, faire l’expérience en commun du film Le monde.
« Du fleuve qui déborde on dit souvent qu’il est violent.
Mais du lit qu’il enserre nul ne dira qu’il est violent. »
Nous avons ensuite été au festival du réel à Beaubourg pour voir les films de Peter Nestler. La séance ayant été annulée pour nous punir de cette intrusion, nous y sommes retournés lors d’une autre séance où les mêmes films étaient programmés, pour voir les films et distribuer ce tract. La séance fut gratuite pour tous...
LE RÉEL ?
telosblind* !!
« Si le cinéma ne s’était pas aussi complaisamment livré à la fausse alternative art/divertissement, il aurait pu servir d’outil de vérification de thèses essentielles. »
Traversés de questions politiques que ne sauraient circonscrire de quelconques échéances électorales, nous venons, précaires sans qualités, sans argent, en cette zone de miniaturisation du continent cinématographique (zone festivalière), faire en commun l’expérience de
Au bord du chenal, Rédactions, De la Grèce, Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg, Bière pour tous, Les Citations du Président, Essai couleur : le drapeau rouge, Oskar Langenfeld - 12 fois.
Nous étions une trentaine à nous rendre à Beaubourg pour voir ces films programmés le samedi 10 mars, décidés à entrer dans la salle sans nous être acquittés du billet d’entrée. Faire l’expérience en commun de ces films importe ; pour ces réalisateurs, le cinéma engage à quelque chose. La question d’ailleurs « à quoi engage le cinéma » plutôt que les sempiternelles atermoiements stériles autour d’un cinéma engagé ou politique, nous apparaît cruciale. Il ne peut s’agir de seulement considérer ces films comme appartenant à l’histoire du cinéma ou comme figures d’un courant du cinéma politique, mais de tenter de les rendre au présent et de pouvoir s’en saisir comme d’un héritage possible. « Ne pas payer notre place » pour les voir était ainsi une tentative de rendre possible cette expérience et permettait aussi, à la plupart d’entre nous - rmistes, chômeurs ou précaires - de tout simplement entrer dans la salle. De fait, il y eut bousculade, le zèle triste et défensif des précaires employés par le festival, l’atteste aujourd’hui encore.
Ce geste simple et intrusif, à nos yeux relativement insignifiant, à l’aune de ce qui traversent ces films et qui nous traversent, ne mériterait pas d’explications, et moins encore de revendications, s’il n’avait pas rencontré une situation de blocage entraînant la décision, par la direction du festival, d’annuler la projection. Cette décision fût prise immédiatement : nous fûmes qualifiés de preneurs d’otages, de fascistes, de violents et donc Punis de projection(s). Le terme « punis » a ici son importance : il fut prononcé par madame la directrice. Pas de fric, pas de film ; pas de bras, pas de banania. Et puis on ne fait pas intrusion, cela ne se fait pas, le réel ne peut avoir lieu. L’arrivée rapide d’une dizaine de vigiles en costumes et en gants de cuir noir, prenant place tout autour de la salle et exigeant l’évacuation de tous les spectateurs fut, il est vrai, du plus glaçant effet.
Beaucoup de spectateurs, partageant notre étonnement devant cette réaction délirante, insistaient avec nous pour que les films soient projetés. Nous étions tous venus ici pour voir ces films, mais il faut croire que cette décision simple ne pouvait pas être maintenue. Après nous être vus demandés, par la direction du festival, de présenter nos excuses aux gens à l’entrée (ce que nous avons fait malgré le ridicule de la situation, situation comprise des personnes qui munies de billets, s’excusaient à leur tour...), après avoir accepté de nous mettre sur le côté de la salle pour que les gens ayant acheté un billet soient tous sûrs d’avoir une place assise, la séance fut définitivement annulée par la direction du festival, pour des raisons de sécurité...
Tristesse, stupidité, état des choses. Le problème en fait, c’est l’irruption ; le problème, c’est de ne pas montrer patte blanche. Le problème, c’est de vouloir retrouver de la présence dans des lieux qui instituent des programmes mais qui ont oublié que programmer n’est pas montrer ; que montrer des films, cela n’est pas remplir des rayons ou des cases comme on empilent des tendances dans la grande distribution : le grand marché fictif. Le problème, c’est de se satisfaire de cet intolérable présent, où il suffit de programmer deux fois des films d’importance pour s’acquitter d’une conscience politique à l’intérieur de vitrines (Beaubourg) désertées de pensées en acte. Nous ne sommes pas venus militer pour la gratuité de l’ensemble des marchandises culturelles (rien à foutre d’entrer gratos pour aller voir les dernières conneries en date), nous étions venus montrer par notre présence et pour ces films, notre amitié pour les choses dites politiques.
Devant ces réactions, il faut donc bien reconnaître que notre intrusion a été vécue comme violente. Mais la seule violence qu’on peut nous imputer est celle de ne pas considérer comme évident le fait de devoir payer un droit d’entrée pour voir certains films, de ne pas consommer ces films comme de vulgaires marchandises et de travailler à les voir pour ce qu’ils sont. Une gigantesque publicité pour la culture proclame sur le fronton de Beaubourg, « Le beau est toujours bizarre ». Le normal sera donc toujours laid.
Ceux du 15 mars
* telos : le but, la fin...
blind : aveugle...