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Culture : un concept réactionnaire ? Felix Guattari et Suely Rolnik

Publié, le mardi 7 octobre 2008 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : samedi 21 juin 2014


Le concept de culture est profondément réactionnaire. C’est une manière de séparer des activités sémiotiques (activités d’orientation dans le monde social et cosmique) en des sphères auxquelles les hommes sont renvoyés. Isolées, ces activités sont standardisées, instituées potentiellement ou réellement et capitalisées pour le mode de sémiotisation dominant - bref, elles sont coupées de leurs réalités politiques.

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Toute l’oeuvre de Proust tourne autour de l’idée qu’il est impossible d’autonomiser des sphères comme celles de la musique, des arts plastiques, de la littérature, des ensembles architecturaux, de la vie microsociale dans les salons.

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La culture en tant que sphère autonome n’existe qu’au niveau des marchés de pouvoir, des marchés économiques, et non pas au niveau de la production, de la création et de la consommation réelle.

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Ce qui caractérise les modes de production capitalistique, c’est qu’ils ne fonctionnent pas uniquement dans le registre des valeurs d’échange, valeurs qui sont de l’ordre du capital, des sémiotiques monétaires ou des modes de financement. Ils fonctionnent aussi à travers un mode de contrôle de la subjectivation, que j’appelle « culture de l’équivalence » ou « systèmes d’équivalence dans la sphère de la culture ». De ce point de vue, le capital fonctionne de manière complémentaire à la culture en tant que concept d’équivalence : le capital s’occupe de la sujétion économique, et la culture de la sujétion subjective. Et quand je parle de sujétion subjective, je ne me réfère pas seulement à la publicité pour la production et la consommation de biens. C’est l’essence même du profit capitaliste qui ne se réduit pas au champ de la plus-value économique : elle est également dans la prise de pouvoir de la subjectivité.

Culture de masse et singularité

Le titre que j’ai proposé pour ce débat dans la Folha de Sao Paulo est « Culture de masse et singularité ». Le titre annoncé de manière réitérée est « Culture de masse et individualité » - et peut-être n’est-ce pas seulement un problème de traduction. Peut-être est-il difficile d’entendre le terme singularité et, dans ce cas, le traduire par individualité me parait mettre en jeu une dimension essentielle de la culture de masse. Le thème que j’aimerais aborder aujourd’hui est exactement celui-ci : la culture de masse comme élément fondamental de la « production de subjectivité capitalistique ».

La culture de masse produit, précisément, des individus [1] : des individus normalisés, articulés les uns aux autres selon des systèmes hiérarchiques, des systèmes de valeurs, des systèmes de soumission - non pas des systèmes de soumission visibles et explicites, comme dans l’éthologie animale, ou comme dans les sociétés archaïques ou précapitalistes, mais des systèmes de soumission beaucoup plus dissimulés. Je ne dirais même pas que ces systèmes sont « intériorisés » ou « internalisés », selon l’expression qui fut très en vogue à une certaine époque et qui implique une idée de subjectivité avec quelque chose à remplir. Au contraire, ce qu’il y a, c’est simplement une production de subjectivité. Pas seulement une production de la subjectivité individualisée mais une production de subjectivité sociale qui peut se trouver à tous les niveaux de la production et de la consommation. Et plus encore : une production de la subjectivité inconsciente. À mon avis, cette grande fabrique, cette puissante machine capitalistique, produit y compris ce qui nous arrive quand nous rêvons, quand nous rêvassons, quand nous imaginons, quand nous tombons amoureux et ainsi de suite. En tout cas, elle prétend garantir une fonction hégémonique dans tous ces champs.

J’opposerais à cette machine de production de subjectivité l’idée qu’il est possible de développer des modes de subjectivation singuliers, ce que nous pourrions appeler « processus de singularisation » : une manière de refuser tous ces modes d’encodage préétablis, tous ces modes de manipulation et de télécommande, les refuser pour construire des modes de sensibilité, des modes de relation avec l’autre, des modes de production, des modes de créativité qui produisent une subjectivité singulière [2]. Une singularisation existentielle qui coïncide avec un désir, avec un goût de vivre, avec une volonté de construire le monde dans lequel nous nous trouvons, avec l’instauration de dispositifs pour changer les types de société, les types de valeur qui ne sont pas les nôtres. Il y a ainsi quelques mots piège (comme le mot « culture »), des notions rempart qui nous empêchent de penser la réalité des processus en question.

Le mot culture a eu différents sens au cours de l’histoire : son sens le plus ancien est celui qui apparaît dans l’expression « cultiver l’esprit ». Celui-ci est le « sens A » que je vais désigner comme « culture-valeur » parce qu’il correspond à un jugement de valeur qui détermine qui a de la culture et qui n’en a pas ; ou bien on appartient à des milieux cultivés ou bien on appartient à des milieux incultes.

Le deuxième noyau sémantique regroupe d’autres significations relatives à la culture : c’est le « sens B » que je vais désigner comme « culture âme-collective », synonyme de civilisation. Cette fois, il n’y a plus le couple « avoir ou ne pas avoir » : tout le monde a une culture. Celle-ci est une culture très démocratique : n’importe qui peut revendiquer son identité culturelle. C’est une espèce d’a priori de la culture : on parle de culture noire, culture underground, culture technique et ainsi de suite. C’est une espèce d’âme assez vague, difficile à saisir et qui s’est prêtée, au cours de l’histoire, à toutes sortes d’ambiguïtés, car c’est une dimension sémantique qui se rencontre aussi bien dans le parti hitlérien, avec la notion de Volk (peuple), que dans de nombreux mouvements d’émancipation qui veulent se réapproprier leur culture et leur fond culturel.

Le troisième noyau sémantique, le « sens C », correspond à la culture de masse et je le nommerai « culture-marchandise ». Là, il n’y a plus de jugement de valeur, ni de territoires collectifs de culture plus ou moins secrets, comme dans les sens A et B. La culture ce sont tous les biens : tous les équipements (comme les maisons de la culture), toutes les personnes (spécialistes qui travaillent dans ce genre d’équipements), toutes les références théoriques et idéologiques relatives à ce fonctionnement, (tout ce qui contribue à la production d’objets sémiotiques (comme des livres et des films), diffusés sur un marché déterminé de circulation monétaire ou étatique. Prise dans ce sens, on diffuse de la culture exactement comme du Coca-Cola, des cigarettes, des voitures ou n’importe quoi d’autre.

Reprenons les trois catégories. Avec l’ascension de la bourgeoisie, la culture-valeur semble être venue remplacer les autres notions ségrégatives, d’anciens systèmes de ségrégation sociale de la noblesse. On ne parle déjà plus de personnes de qualité : ce que l’on considère est la qualité de la culture, résultant d’un travail déterminé. C’est à cela que se réfère la formule de Voltaire, espèce de mot d’ordre à la fin de Candide : « Cultivez votre jardin. » Les élites bourgeoises tirent la légitimité de leur pouvoir du fait qu’elles ont fait un certain type de travail dans le champ du savoir, dans le champ des arts et ainsi de suite. Cette notion de culture-valeur a également diverses acceptions. On peut la prendre comme une catégorie générale de valeur culturelle dans le champ des élites bourgeoises, mais on peut aussi l’utiliser pour désigner différents niveaux culturels dans des systèmes de valeur sectoriels - cela qui fait que l’on parle de culture classique, de culture scientifique ou de culture artistique.

Pas à pas, on arrive à la définition B, celle de la culture-âme, qui est une notion pseudo-scientifique, élaborée à partir de la fin du XIXe siècle avec le développement de l’anthropologie, en particulier de l’anthropologie culturelle. Au début, la notion d’âme collective est très proche d’une notion ségrégative et même raciste ; de grands anthropologues comme Lévy-Bruhl et Taylor réifient cette notion de culture. On disait, par exemple, que les sociétés dites primitives ont une conception animiste du monde, une « âme primitive », une « mentalité primitive » - notions qui ont servi pour qualifier des modes de subjectivation qui, en vérité, sont parfaitement hétérogènes. Ensuite, avec l’évolution des sciences anthropologiques, avec le structuralisme et le culturalisme, il y eut une tentative de se libérer de ces systèmes d’appréciation ethnocentriques. Ce ne sont pas tous les auteurs du courant culturaliste qui firent cette tentative. Certains ont maintenu une vision ethnocentrique. En revanche, d’autres comme Kardiner, Margaret Mead et Ruth Benedict, avec des notions comme celles de « personnalité de base », « personnalité culturelle de base », « pattern culturel », ont voulu se libérer de l’ethnocentrisme - renoncer à une référence générale par rapport à la culture blanche, occidentale, masculine. Mais, au fond, on peut dire que si l’intention était celle de sortir de l’ethnocentrisme, en vérité, elle a consisté à établir une sorte de polycentrisme culturel, une espèce de multiplication de l’ethnocentrisme.

Cette « culture-âme », au sens B, consiste à isoler ce que j’appellerai une sphère de la culture (domaines comme celui du mythe, du culte ou de la numération) auquel s’opposeront d’autres niveaux considérés comme hétérogènes, comme la sphère du politique, la sphère des relations structurales de parenté - tout ce qui concerne l’économie des biens et des prestiges. Ainsi, on finit par déboucher sur une situation où cela que je nomme « activités de sémiotisation » - toute la production de sens, d’efficacité sémiotique - est séparé dans une sphère qui en vient à être désignée comme celle de la « culture ». Et à chaque âme collective (les peuples, les ethnies, les groupes sociaux) sera attribuée une culture. Cependant, ces peuples, ethnies et groupes sociaux ne vivent pas ces activités comme une sphère séparée. De même que le bourgeois gentilhomme de Molière découvre qu’il « fait de la prose », de même les sociétés dites primitives découvrent qu’elles « font de la culture » ; elles sont informées, par exemple, du fait qu’elles font de la musique, de la danse, des activités de culte, de mythologie et bien d’autres. Et elles découvrent cela surtout au moment où des personnes viennent leur prendre leur production pour l’exposer dans des musées ou les vendre sur le marché de l’art ou pour les intégrer dans les théories anthropologiques scientifiques en circulation. Mais ces sociétés ne font ni cuture, ni danse, ni musique. Toutes ces dimensions sont entièrement articulées les unes aux autres dans un processus d’expression, et également articulées avec leur manière de produire des biens, avec leur manière de produire des relations sociales. C’est-à-dire qu’elles n’assument absolument pas ces différentes catégorisations qui sont celles de l’anthropologie. La situation est identique dans le cas de la production d’un individu qui a perdu ses coordonnées dans le système psychiatrique, ou dans le cas de la production des enfants quand ils sont intégrés au système de scolarisation. Avant cela, ils jouent, articulent des relations sociales, rêvent, produisent et, tôt ou tard, ils vont devoir apprendre à catégoriser ces dimensions de sémiotisation dans le champ social normalisé. Maintenant c’est l’heure de jouer, maintenant c’est l’heure de produire pour l’école, maintenant c’est l’heure de rêver, et ainsi de suite.

La catégorie culture-marchandise, le troisième noyau de sens, se veut déjà beaucoup plus objective : culture ici ne signifie pas faire de la théorie, mais produire et diffuser des marchandises culturelles, en principe sans prendre en considération les systèmes de valeur distinctifs du niveau A (culture-valeur) et sans se préoccuper non plus de ce que je nomme des niveaux territoriaux de la culture, qui relèvent du niveau B (culture-âme). Il ne s’agit pas d’une culture a priori, mais d’une culture qui se produit, se reproduit, se modifie constamment. Ainsi, on peut établir une espèce de nomenclature scientifique pour tenter d’apprécier cette production de culture en termes quantitatifs. Il y a des grilles très élaborées (je pense à celles qui sont en cours à l’Unesco) dans lesquelles on peut classer les « niveaux » culturels des villes, des catégories sociales, et ainsi de suite, en fonction de l’indice, du nombre de livres produits, du nombre de films, du nombre de salles à usage culturel.

Mon idée est que ces trois sens de la culture qui apparaissent successivement au cours de l’histoire continuent à fonctionner simultanément. Il y a une complémentarité entre ces trois types de noyaux sémantiques. La production des moyens de communication de masse, la production de la subjectivité capitalistique engendrent une culture à vocation universelle. Cela est une dimension essentielle dans la confection de la force collective de travail et dans la confection de ce que j’appelle force collective de contrôle social. Mais, indépendamment de ces deux grands objectifs, elle est totalement disposée à tolérer des territoires subjectifs qui échappent relativement à cette culture générale. Il faut, pour cela, tolérer des marges, des secteurs de culture minoritaire - subjectivités dans lesquelles nous puissions nous reconnaître, nous accomplir entre nous dans une orientation étrangère à celle du capitalisme mondial intégré. Cependant, cette attitude, n’est pas seulement de tolérance. Dans les dernières décennies, cette production capitalistique s’est employée elle-même à produire ses marges et, d’une certaine façon, elle a équipé de nouveaux territoires subjectifs : les individus, les familles, les groupes sociaux, les minorités, et ainsi de suite. Tour cela semble très bien calculé. On pourrait dire que, en ce moment, des ministères de la Culture commencent à surgir partout, développant une perspecrive moderniste dans laquelle ils se proposent de susciter, de manière apparemment démocratique, une production de culture qui leur permette de faire partie des sociétés industrielles riches. Et aussi d’encourager des formes de culture particularisées, afin que les personnes se sentent en quelque sorte dans une espèce de territoire et ne se trouvent pas perdues dans un monde abstrait.

En fait, ce n’est pas exactement ainsi que les choses se passent. Ce double mode de production de la subjectivité, cette industrialisation de la production de culture selon les niveaux B et C, n’a absolument pas renoncé au système de valorisation du niveau A. Derrière cette fausse démocratie de la culture, les mêmes systèmes de ségrégation continuent à s’instaurer à partir d’une catégorie générale de culture, de manière complètement sous-jacente. Dans cette perspective moderniste, les ministres de la Culture et les spécialistes des équipements culturels déclarent ne pas prétendre qualifier socialement les consommateurs d’objets culturels mais seulement diffuser de la culture dans un champ social déterminé, qui fonctionne selon une loi de liberté des échanges. Cependant, ce qu’on omet ici, c’est le fait que le champ social qui reçoit la culture n’est pas homogène. La diffusion de produits comme un livre ou un disque n’a absolument pas la même signification quand elle est véhiculée par le biais des élites sociales ou par celui de la communication de masse, à titre de formation ou d’animation culturelle.

Les travaux de sociologues comme Bourdieu montrent qu’il y a des groupes qui possèdent même déjà un métabolisme de réceptivité aux productions culturelles. Il est évident qu’un enfant qui n’a jamais vécu dans une ambiance de lecture, de production de connaissance, de jouissance d’œuvres plastiques n’a pas le même type de relation avec la culture que celle qu’a eu quelqu’un comme Jean-Paul Sartre, qui est né, littéralement, dans une bibliothèque. On veut pourtant maintenir l’apparence d’égalité devant les productions culturelles. De fait, nous gardons l’ancien sens du mot culture, la culture-valeur, qui s’inscrit dans les traditions aristocratiques d’âmes bien nées, de gens qui savent s’y prendre avec les mots, les attitudes et les étiquettes. La culture n’est pas seulement une transmission d’information culturelle, une transmission de systèmes de modélisation, mais elle est aussi pour les élites capitalistiques une manière d’exposer ce que j’appellerais un marché général de pouvoir.

Il s’agit non seulement d’un pouvoir sur les objets culturels ou sur les possibilités de les manipuler et de créer quelque chose, mais aussi du pouvoir de s’attribuer les objets culturels comme signe distinctif dans la relation sociale avec les autres. Le sens que peut prendre une banalité, par exemple dans le champ de la littérature, varie selon le destinataire. Le fait qu’un élève ou un enseignant du primaire d’une petite ville de province dise des banalités sur Maupassant n’altère pas son système de promotion de valeur dans le champ social. Mais si Giscard d’Estaing, dans l’une des grandes émissions littéraires de la télévision française, parle de Maupassant, bien que banal, le fait se constitue immédiatement en indice non pas de sa connaissance réelle de l’auteur mais de son appartenance à un champ de pouvoir qui est celui de la culture.

Je prendrai un exemple plus immédiat, situé dans ce que je considère comme le contexte brésilien. On a l’habitude d’insinuer que Lula et le PT sont une personne et une entreprise très sympathiques, mais qu’ils vont se révéler à coup sûr complètement incapables de gérer une société hautement différenciée, comme l’est la société brésilienne, car ils n’ont pas la compétence technique, ils n’ont pas un niveau de savoir suffisant pour cela. Je suis allé récemment en Pologne et j’ai constaté que le même genre d’argument est utilisé contre Walesa. Des dirigeants du Parti communiste polonais utilisent tous les moyens possibles pour tenter de le déconsidérer. En particulier un type abject qui s’appelle Rakowski et qui déclare à la presse occidentale qu’il a beaucoup de sympathie pour Walesa, ce personnage tellement séduisant, tellement charmant, mais considère que, séparé de ses conseillers, de son entourage habituel, il n’est rien, c’est un incapable.

En fait, ce qui est en jeu ce ne sont pas ces niveaux de compétence, ne serait-ce que parce que, pour commencer, le niveau de corruption et d’incompétence des élites au pouvoir est notoire. D·ailleurs, dans les agencements de pouvoir capitalistique, en général ce sont toujours les plus stupides qui se trouvent en haut de la pyramide. Il suffit de considérer les résultats : la gestion actuelle de l’économie mondiale conduit des centaines et des milliers de personnes à la famine, au désespoir, à un mode de vie entièrement impossible, malgré les progrès technologiques et des capacités productives extraordinaires qui sont en train de se développer avec les révolutions technologiques actuelles.

Ainsi, nous ne pouvons accepter que ce soit la compétence qui soit effectivement visée ou ait un certain impact dans l’opinion. En outre, cet argument promeut une certaine fonction incarnée du savoir, comme si l’intelligence nécessaire dans cette situation de crise que nous sommes en train de vivre pouvait incarner quelque talent ou savoir transcendantal supposé. Cet argument escamote simplement le fait que toutes les procédures de savoir, d’efficacité sémiotique dans le monde actuel participent d’agencements complexes, qui ne relèvent jamais d’un seul spécialiste. On sait très bien que n’importe quel système de gestion moderne des grands processus industriels et sociaux implique l’articulation de différents niveaux de compétence. En ce sens, je ne vois pas en quoi Lula serait incapable de faire cette articulation. Et quand je parle de Lula, en fait je parle du PT, de toutes les formations démocratiques, de tous les courants minoritaires qui sont en train de s’agiter dans cette phase de campagne électorale au Brésil. Alors, on ne comprend pas pourquoi ces différentes potentialités de compétence ne pourraient pas faire ce que font les élites aujourd’hui au pouvoir - aussi bien qu’elles, sinon mieux. Je crois que le point clé de la question n’est pas là, mais bien dans la relation de Lula avec la culture comme quantité d’informations. Non pas la culture-âme - car il est évident que, en ce sens, il a la culture de Sao Bernardo ou la culture ouvrière, et nous n’allons pas lui retirer cela - mais plutôt avec un certain type de culture capitalistique, l’un des engrenages fondamentaux du pouvoir. Les gens du PT, en particulier Lula, ne participent pas à une qualité déterminée de la culture dominante. C’est beaucoup plus une question de style et d’étiquette. On pourrait même dire que c’est quelque chose qui fonctionne à un niveau antérieur, au terme d’une phrase, à la configuration d’un discours. Ces personnes ne font pas partie de la culture capitalistique dominante. A partir de là se développe tout un vecteur de culpabilisation, car cette conception de la culture imprègne tous les niveaux sociaux et productifs. De là le fait que ces personnes ne peuvent pas prétendre à une légitimité pour gérer les processus capitalistiques, idée qu’eux-mêmes finissent par assumer.

Ce qui donne un caractère d’étrangeté à l’ascension politique et sociale de gens comme Lula, c’est le fait que nous sentons très bien qu’il ne s’agit pas seulement d’un phénomène de rupture par rapport à la gestion des flux sociaux et économiques. Mais bien de mettre en pratique un type de processus de subjectivation différent du type capitalistique, avec son double registre de production de valeurs universelles, d’un côté, et de reterritorialisation dans de petits ghettos subjectifs, de l’autre. Mettre en pratique la production d’une subjectivité qui va être capable de gérer la réalité des sociétés « développées » et, en même temps, de gérer des processus de singularisation subjective, qui ne confinent pas les différentes catégories sociales (minorités sexuelles, raciales, culturelles et autres) dans le quadrillage dominant du pouvoir.

La question qui se pose maintenant n’est plus « qui produit de la culture », « quels vont êtres les récepteurs de ces productions culturelles », mais comment agencer d’autres modes de production sémiotique, de manière à rendre possible la construction d’une société qui réussisse simplement à se tenir debout. Des modes de production sémiotique qui permettent d’assurer une division sociale de la production, sans pour autant enfermer les individus dans des systèmes de ségrégation oppressifs ou catégoriser leurs productions sémiotiques en sphères distinctes de la culture. La peinture comme sphère culturelle se réfère avant tout aux peintres, aux personnes qui ont un curriculum de peintre et aux personnes qui diffusent la peinture dans le commerce et dans les moyens de communication de masse. Comment faire en sorte que ces catégories dites « de la culture » puissent être en même temps hautement spécialisées, singularisées, comme c’est le cas dans la peinture, que je viens de mentionner, sans qu’il y ait pour autant une espèce de possession hégémonique par les élites capitalistiques ? Comment faire en sorte que la musique, la danse, la création, toutes les formes de sensibilité appartiennent de plein droit à l’ensemble des composantes sociales ? Comment proclamer un droit à la singularité dans le champ de tous ces niveaux de production dite « culturelle », sans que cette singularité soit confinée dans un nouveau type d’ethnie ? Comment faire pour que ces différents modes de production culturelle ne deviennent pas uniquement des spécialités mais puissent s’articuler les uns aux autres, s’articuler à l’ensemble du champ social, s’articuler à l’ensemble des autres types de production (ce que j’appelle productions machiniques : toute cette révolution informatique, télématique, des robots, etc.) ? Comment ouvrir, et même casser, ces anciennes sphères culturelles fermées sur elles-mêmes ? Comment produire de nouveaux agencements de singularisation qui travaillent pour une sensibilité esthétique, pour le changement de la vie à un plan plus quotidien et, en même temps, pour les transformations sociales au niveau des grands ensembles économiques et sociaux ?

Pour conclure, je dirais que les problèmes de la culture doivent nécessairement sortir de l’articulation entre les trois noyaux sémantiques que j’ai évoqués tout à l’heure. Quand les moyens de communication de masse et les ministres de la Culture parlent de culture, ils veulent toujours nous convaincre du fait qu’ils ne sont pas en train de traiter de problèmes politiques et sociaux. On distribue de la culture pour la consommation comme on distribue un minimum vital d’aliments dans certaines sociétés. Mais les agencements de production sémiotique, à tous ces niveaux artistiques, les créations de toutes sortes impliquent toujours, corrélativement, des dimensions micropolitiques et macropolitiques.

Je pourrais éventuellement parler des effets de cette conception aujourd’hui, en France, avec le gouvernement Mitterrand, pour essayer de décrire la manière dont les socialistes sont dans une situation de porte-à-faux par rapport à cette catégorie de culture. Et cela parce que leur tentative de démocratisation de la culture n’est pas réellement connectée avec les processus de subjectivation singulière, avec les minorités culturelles actives, ce qui fait que se rétablit toujours, malgré les bonnes intentions, une relation privilégiée entre l’État et les différents systèmes de production culturelle [3]. Actuellement, quelques personnes en France, dans lesquelles je m’inclus, considèrent que c’est très important d’inventer un mode de production culturelle qui casse radicalement les schémas actuels de pouvoir dans ce champ, schémas dont l’État dispose actuellement à travers ses équipements collectifs et ses médias.

Comment faire pour que la culture sorte de ces sphères fermées sur elles-mêmes ? Comment organiser, disposer et financer des processus de singularisation culturelle qui démontent les particularismes actuels dans le champ de la culture et, en même temps, les entreprises de pseudo-démocratisation de la culture ?

*

Il n’existe pas, selon moi, une culture populaire et une culture érudite. Il y a une culture capitalistique qui traverse tous les champs d’expression sémiotique. C’est ce que j’essaie de dire en évoquant les trois noyaux sémantiques du terme culture. Il n’y a rien de plus horripilant que de faire l’apologie de la culture populaire, ou de la culture prolétaire, ou je ne sais quoi du même genre. Il y a des processus de singularisation dans des pratiques déterminées et il y a des procédures de réappropriation, de récupération opérées par les différents systèmes capitalistiques.

*

Au fond, il y a seulement une culture : la culture capitalistique. C’est une culture toujours ethnocentrique et intellectocentrique (ou logocentrique), car elle sépare les univers sémiotiques des productions subjectives.
Il y a beaucoup de manières d’être ethnocentrique pour la culture, et pas seulement dans la relation raciste du type masculin blanc, adulte. Elle peut être relativement polycentrique ou poly-ethnocennique, et préserver la postulation d’une référence de culture-valeur, un modèle de traductibilité générale des productions sémiotiques, entièrement parallèle au capital.
De même que le capital est un mode de sémiotisation qui permet d’avoir un équivalent général pour les productions économiques et sociales, de même la culture est l’équivalent général pour les productions de pouvoir. Les classes dominantes cherchent toujours cette double plus-value : la plus-value économique à travers l’argent, et la plus-value de pouvoir, à travers la culture-valeur.

Extrait de Micropolitiques, de Félix Guattari et Suely Rolnik, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2007

L’Anti-Oedipe : Une introduction à la vie non fasciste, Michel Foucault



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