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« Intermittence et permanence », Bozonnet, Braunschweig,Françon, Schiaretti

Publié, le lundi 22 septembre 2003 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : dimanche 21 septembre 2003


A l’heure de la rentrée théâtrale, après des semaines noires qui ont
vu l’annulation de nombreux festivals et de nombreux spectacles,
nous, metteurs en scène et directeurs de théâtres subventionnés pour
tout ou partie par l’Etat, réunis ici pour avoir placé au cœur de nos
projets - par choix ou du fait de la nature même de nos
établissements - la notion de permanence artistique, sommes
quotidiennement confrontés à l’inquiétude et au désarroi des artistes
et des techniciens menacés par le protocole de réforme de l’assurance-
chômage des intermittents du spectacle (signé le 26 juin, modifié le
8 juillet, et agréé le 6 août). Nous avons été très attentifs au
travail d’analyse des coordinations d’intermittents, et nous
partageons sur le protocole beaucoup de leurs appréciations. Nous
considérons par ailleurs que notre rôle n’est pas de fermer les
théâtres, mais de faire en sorte que les spectacles aient lieu, dans
un climat de dialogue et de réflexion urgente, et partagée avec le
public, sur la place de l’art dans notre société. On constate
aujourd’hui que le refus d’un moratoire d’application du protocole,
réclamé par la profession, rend problématique l’organisation des
assises proposées par le ministre.

Cette situation de blocage ne doit cependant pas nous empêcher de
continuer à réfléchir. C’est dans cet esprit qu’il nous paraît
nécessaire de revenir sur quelques points essentiels - l’occasion
aussi, en ces Journées du patrimoine, de défendre le théâtre public
comme un « patrimoine vivant ».

D’une réforme d’annexes spécifiques au régime général d’assurance-
chômage, réforme visant à réduire un déficit beaucoup trop important,
nous pouvions attendre qu’elle réaffirme en même temps l’objectif
social de ce régime spécifique : assurer une continuité de revenus à
des professionnels dont l’activité s’exerce de manière quasi
nécessairement discontinue et avec des employeurs multiples.

Nous pouvions aussi espérer que cette réforme rende le système plus
juste en réduisant les fortes inégalités de traitement qui peuvent
exister entre différents types d’allocataires (par exemple, le
système bénéficiait le plus à ceux qui gagnaient le plus d’argent en
le moins de temps possible !), ou encore qu’elle redéfinisse plus
strictement le champ d’application du régime, c’est-à-dire les
métiers et employeurs concernés.

Sachant enfin - et ce n’est plus un secret pour personne - que, par
ce système d’indemnisation, l’Unedic prend de fait et paradoxalement,
depuis de nombreuses années et pour une très large part, le relais
des collectivités publiques dans le financement en France de ce qu’on
appelle (pour faire vite) « le spectacle vivant », nous pouvions
souhaiter qu’une telle réforme s’accompagne en amont d’une
réévaluation du rôle de l’Etat et des collectivités locales dans le
cadre d’un service public de l’art.

Au lieu de cela, le nouveau protocole, par une réforme complète des
modes de calcul et des conditions d’accès à l’indemnisation, risque
non seulement d’exclure du régime une très grande partie de ceux qui
participent aujourd’hui de la vitalité et de la diversité du
spectacle vivant, mais aussi de fragiliser l’ensemble des
professionnels de ce secteur. Le système continuera de bénéficier,
d’une part, à ceux qui gagnent le maximum en un minimum de temps (en
ce sens, il ne réduira ni fraudes ni inégalités) et, d’autre part, à
ceux dont l’activité est quasiment régulière (en termes de
rémunération et de répartition périodique des heures de travail),
autrement dit ceux dont l’activité se rapproche de la permanence sans
pour autant qu’ils soient réellement permanents !

Ces intermittents-là ne sont pas, pour leur plus grande majorité,
présents dans les domaines du théâtre, de la danse, de la musique, du
cirque ou des arts de la rue. Ce ne sont pas non plus ceux qui
participent le plus à la part la plus fragile de l’industrie
cinématographique. Quant aux employeurs qui profitent de la
flexibilité du système, rien ne vient à ce jour distinguer ceux à qui
ce système permet d’accroître les bénéfices de leurs entreprises, de
ceux pour qui ce même système rend tout simplement possible leur
activité artistique.

Cette fragilisation, au-delà des conséquences qu’elle aura sur la vie
souvent déjà précaire des artistes et techniciens du spectacle, peut
avoir de graves répercussions sur la vie artistique de ce pays :
parce qu’il n’est absolument pas adapté aux réalités du spectacle
vivant, ce protocole risque d’entraîner une déprofessionnalisation
d’artistes et de techniciens confirmés, autrement dit la perte à
court terme des savoir-faire spécifiques à nos métiers, en même temps
que la perte d’engagement existentiel et réel de chacun dans son art,
engagement qui seul peut conférer à l’art son exigence et sa
nécessité pour ceux à qui il ose s’adresser : le public.

On dira que les grandes institutions, qui emploient a priori moins
d’intermittents que les compagnies indépendantes, ne devraient pas se
retrouver particulièrement pénalisées. Ce serait oublier que la plus
grande part de l’activité artistique est assurée par des
intermittents - à l’exception de la Comédie-Française, modèle unique
en France mais largement imité à l’étranger, où la proportion est
inverse.

Pour ne prendre que l’exemple du Théâtre national de Strasbourg, les
comédiens de la troupe permanente continuent d’avoir des contrats à
durée déterminée « d’usage » renouvelés. En outre, l’emploi des quelques
100 permanents techniques et administratifs de ce théâtre (ainsi que
l’existence dans ses murs d’une école nationale) n’est justifié que
par une activité artistique qui se doit d’être exigeante, innovante
et diversifiée. L’aventure du TNS comme théâtre public doit
témoigner, en les soutenant par des accueils ou des coproductions,
d’aventures plus fragiles dans leurs modes de production que sont
celles des compagnies, d’aventures qui, de fait, font éclore d’autres
formes de théâtre. Il ne s’agit pas de dire que, sans elles, les
grandes institutions seraient nécessairement sclérosées et
dépositaires d’un art mort, mais la confrontation des modes de
production, leur croisement parfois, nous semble aujourd’hui un des
enjeux majeurs d’un service public du théâtre : c’est une des
différences profondes avec le théâtre privé, par exemple, où ne se
développe qu’une unique logique de production, ou avec la télévision,
où la logique de l’Audimat a fini par avoir raison, à quelques rares
exceptions près, de la logique de service public.

En même temps, le système de l’intermittence, qui est devenu au fil
des ans le seul système d’existence sociale des artistes du
spectacle, n’est pas en lui-même exempt de logiques libérales :
flexibilité et individualisme y côtoient solidarité et partage du
travail. Ce système a sans doute permis à des aventures collectives
de perdurer : la continuité de revenus que le régime spécifique
d’assurance-chômage garantissait aux artistes et techniciens se
substituait à des financements culturels capables de rétribuer une
activité artistique continue. Mais il a aussi largement contribué,
dans les années 1980, à dévaloriser la notion d’aventure collective
et d’engagement à long terme dans un projet théâtral.

Il n’est pourtant pas de grande aventure artistique dans le domaine
du théâtre ou de la danse qui ne soit née sans l’association, même
temporaire mais suffisamment développée dans le temps, d’acteurs et
de metteurs en scène, de danseurs et de chorégraphes, d’auteurs, de
dramaturges, de compositeurs, de scénographes, de créateurs de
costumes ou de lumières. C’est aussi par la durée de leur rapport
avec le public, la durée de leur présence dans les débats artistiques
que ces aventures d’équipe ont profondément marqué spectateurs et
artistes, au-delà même de leur temps d’existence.

Le service public de l’art doit donc aussi se donner les moyens
d’inscrire dans la durée (et non, comme c’est de plus en plus le cas,
par des aides au coup par coup) les projets artistiques qu’il entend
soutenir et dont il veut favoriser la rencontre avec un plus grand
nombre de spectateurs : cette inscription dans la durée suppose que
soit reposée la question de la permanence artistique, dans les
grandes institutions et aussi dans les compagnies. Cela implique de
mettre en place les outils juridiques adéquats (par exemple, des
contrats à durée déterminée de longue durée pour des artistes ou des
collaborateurs artistiques, qui pourraient être articulés sur les
durées des mandats des directeurs d’établissements culturels
subventionnés ou sur celles des conventionnements des compagnies) et
une augmentation substantielle des moyens alloués aux compagnies. Une
meilleure réforme du régime d’assurance-chômage des artistes et
techniciens du spectacle est nécessaire. Pour autant, elle ne pourra,
à elle seule, résoudre toutes les questions suscitées par une
évolution inquiétante de l’engagement de l’Etat à l’endroit d’un
service public de l’art, et ce dans le contexte de la mise en œuvre
complexe de la décentralisation culturelle.

La diversité des modes de production (permanence, intermittence,
institutions, compagnies, etc.) est essentielle à l’art théâtral :
elle lui garantit la possibilité de tenter de tracer les lignes de
fracture indispensables à la réflexion de la société sur elle-même et
à la construction d’une vie meilleure : c’est dans cette tentative,
qui est aussi une exigence, que doit se situer le risque artistique,
un risque que les artistes, dans le cadre d’un service public de
l’art, peuvent partager en toute conscience avec les collectivités
publiques et le public lui-même.

Marcel Bozonnet est administrateur général de la Comédie-Française.
Stéphane Braunschweig est directeur du Théâtre national de
Strasbourg.
Alain Françon est directeur du Théâtre national de la Colline.
Christian Schiaretti est directeur du Théâtre national populaire de
Villeurbanne.





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