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« N’oubliez pas d’inventer votre vie », à propos de Michel Foucault, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres

Publié, le mardi 29 décembre 2009 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : mercredi 22 février 2012


Le pouvoir n’est pas une substance. Il n’est pas non plus un mystérieux attribut dont il faudrait fouiller les origines. Le pouvoir n’est qu’un type particulier de relations entre individus. Et ces relations sont spécifiques : autrement dit, elles n’ont rien à voir avec l’échange, la production et la communication, même si elles leur sont associées. Le trait distinctif du pouvoir, c’est que certains hommes peuvent plus ou moins entièrement déterminer la conduite d’autres hommes - mais jamais de manière exhaustive ou coercitive.

« Omnes et singulatim » : vers une critique de la raison politique, Michel Foucault


« N’oubliez pas d’inventer votre vie », à propos de M. Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France. 1984, édition établie par F. Gros, Hautes Etudes-Gallimard-Seuil, 2009.
Judith Revel

Comme on le sait sans doute, depuis désormais plusieurs années est lancée une vaste entreprise de publication des cours que Foucault prononça au Collège de France entre 1971 et 1984. Les exigences de cette édition soignée ont de fait imposé depuis le début une sorte de « marche de crabe » qui procède par bons en avant et en arrière, sans suivre l’ordre chronologique réel des années de cours. La chose, si elle est en soi un peu étrange, possède au moins un double avantage. Le premier est sans doute de nous empêcher de céder à la paresse intellectuelle et de nous interdire de nous reposer entièrement sur une linéarité supposée de la recherche foucaldienne : s’agissant d’un penseur ayant lui-même revendiqué et théorisé - dans le sillage de noms tutélaires aussi différents que ceux de Canguilhem pour la philosophie des sciences, de Nietzsche pour la philosophie, ou de l’École des Annales pour l’historiographie - la pratique même de la discontinuité, cette impossibilité d’une lecture rectiligne n’est pas pour déplaire, bien au contraire ; d’autant qu’elle n’exclut pas l’affirmation d’une cohérence interne extrêmement forte : une cohérence bizarre et difficile sans doute, mais une cohérence quand même, et des plus intenses - en dents de scie, en spirale, en sauts et en reprises, en tournants et en vrilles, dans une sorte d’exploration passionnée de toutes les figures qui nouent les fils, pensent les problèmes, expérimentent tout à la fois des concepts et des pratiques et ne cessent de questionner et de relancer, plutôt que de vouloir résoudre et dissoudre. Le second avantage tient au fait que, dans cet étrange jeu de publication « dans le désordre » qui nous contraint du même coup à penser les modalités mêmes de la production et de la codification de « l’ordre » - à commencer par celui que nous nommons chronologique -, il n’est pas absolument indifférent de devoir affronter les « derniers cours » (ceux de 1984) alors qu’il reste par ailleurs cinq autres années de cours encore non publiées.
Voilà donc que ce Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France. 1984 (Hautes Etudes-Gallimard-Seuil, 2009, 268 p.) clôt sans arriver à clore ; ou plus exactement qu’il est à la fois ce par quoi se termine effectivement le travail de Foucault au Collège et l’un des jalons d’une plus vaste et plus complexe « figure dans le tapis », pour le dire avec Henry James, que l’on est au contraire bien loin de pouvoir encore discerner en entier - si tant est qu’il soit jamais possible de le faire.

Foucault meurt à la fin juin 1984 (le dernier cours de l’année 1984 est prononcé au Collège de France le 28 mars et se termine par ces mots : « Mais enfin, il est trop tard. Alors, merci »). Dès la fin des années 1960, il avait produit la critique radicale et violente non seulement de la notion d’auteur mais de celle d’œuvre, et de ce pseudo-lien qui, à travers le doublet auteur/œuvre, permet d’ordonner et de lisser en une séquence plate et codifiée, psychologisée et parfaitement lisible, à la fois les aléas d’une recherche vivante et les déterminations historiques de toute parole. Du même coup, la publication des « dernier cours du Collège » en laquelle on pourrait être tentés de voir une sorte de testament, d’indication finale ou de legs à la charge des disciples et amis, ou, plus encore, la conclusion trop attendue d’un parcours auquel il ne manquerait qu’un point final en forme de dévoilement absolu, est un formidable pied-de-nez posthume de Foucault lui-même à tous ceux qui ont oublié l’ironie critique que l’on sent parfois poindre dans L’Ordre du discours - le cours qui inaugure pourtant son enseignement au Collège de France en décembre 1970 -, ou qui rêvent de le faire rentrer dans l’une des cases agréablement prédisposées de l’histoire de la philosophie. En somme : il n’est heureusement pas si facile de faire Foucault un auteur - et ce Courage de la vérité, qui est à la fois le dernier cours (dans l’ordre de la vie) et qui ne l’est pas (dans l’ordre de l’édition), est là pour nous le rappeler.

En réalité, l’année de cours 1984 peut être comprise d’une double manière : à la fois dans le prolongement de l’année qui la précède - Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1983-1984 , dont nous disposons par ailleurs déjà de l’édition critique -, à laquelle elle reprend son titre en guise de sous-titre (mais nous reviendrons sur ce point) ; et comme une entreprise qui, par rapport au parcours qui l’a précédée, rompt de manière assez forte : non pas qu’elle renie ou qu’elle s’oppose au travail déjà fait, mais plutôt dans la mesure où elle déplace le questionnement et inaugure sans doute un champ de problématisation nouveau.

Depuis 1981, Foucault s’occupe en effet de ce qu’il appelle « son trip gréco-latin » : en janvier 1981, il avait inauguré avec le cours Subjectivité et vérité - dont on ne dispose encore pour l’instant que des cassettes audio et du résumé - un cycle qui allait se poursuivre les années suivantes avec L’herméneutique du sujet puis avec Le gouvernement de soi et des autres. On y retrouve donc un certain nombre d’éléments essentiels pour les dernières années de recherche du philosophe, en particulier à travers le déplacement et la reprise des trois thèmes qui avaient dans un premier temps structuré son travail : une analyse des modes de véridiction (et non pas, comme dans les premières années, une épistémologie de la vérité), une étude des formes de gouvernementalité (et non pas une théorie générale du Pouvoir), et enfin une attention portée aux manières de se produire soi-même comme sujet - c’est-à-dire aux techniques de subjectivation - (et non pas une déduction du Sujet). On y retrouve également des thèmes centraux (celui du dire-vrai, de la parrêsia, telle que Foucault développe depuis 1982 la notion, et qui implique à son tour une « ontologie des discours vrais » ; ou encore celui de l’alèthurgie, c’est-à-dire de la manière dont un sujet se transforme éthiquement dans son rapport à soi et aux autres en fonction d’une configuration spécifique de dire-vrai). Dans tous les cas, il s’agit de reprendre un type d’approche qui, au lieu d’envisager formellement ou épistémologiquement le problème de la vérité, s’attache au contraire à penser ensemble et de manière articulée les styles de véridiction et les types de rapport à soi, les formes du dire-vrai et les modes de subjectivation : rien, donc, qui ne vienne poser une césure entre la pure forme de la vérité et les situations pratiques de l’existence, puisqu’au contraire il s’agit de montrer à quel point, dans la pensée antique, et précisément entre ces deux pôles que sont la véridiction et de la subjectivation, les discours et les pratiques sont liés de manière intime. C’est donc au bilan de ces travaux des dernières années que Foucault consacre son premier cours, le 1er février 1984, en particulier dans le tournant que semble effectuer son analyse des dimensions politiques aux dimensions éthiques de la parrêsia ; et c’est encore dans cette voie qu’il poursuit jusqu’au 29 février.

Ce premier mois de cours est certes passionnant - émouvant, sans doute aussi, quand Foucault, à la faveur d’une lecture serrée de certains passages de l’Apologie de Socrate sur la peur de la mort, ou du Phédon sur le rapport entre la philosophie et la maladie, s’attarde sur la manière dont Socrate semble tisser ensemble les thèmes de la parrêsia et de l’epimeleia, c’est-à-dire du souci de soi... Certes, il ne s’agit pas ici d’établir des parallèles grossiers, ni de suggérer que Foucault, se sachant malade, se devinait aussi condamné et laissait percer dans ses cours la présence d’une mort désormais escomptée et voisine : après tout, nous ne savons pas grand chose de cela, et quand bien même nous le saurions, rien ne pourrait faire davantage injure à Foucault que la tentative d’écraser le vaste mouvement d’une pensée sous la simple chronique biographique, fût-elle douloureuse et infiniment digne.
Mais il existe d’autres manières, bien plus subtiles, pour tramer la pensée et la vie de Foucault, dans le va-et-vient incessant entre une archéologie des systèmes de pensée et des modes de vie (le « trip gréco-latin ») et une analyse de notre propre actualité - ce que Foucault appelle précisément dans les années 1980, une « ontologie du présent ». Ainsi par exemple, à propos du type de parrêsia propre à Socrate et qu’il faut soigneusement distinguer de la parrêsia politique - non seulement parce qu’elle ne consiste pas à « donner des conseils à la cité », mais parce qu’elle est une tâche que le dieu a confié à Socrate et qu’il s’agit précisément de protéger des dangers de la politique : « Il [Socrate] tient à soumettre cet oracle à la vérification. Et il emploie, pour désigner la modalité de cette recherche (zêtesis), un mot caractéristique, qui est important. C’est le mot elegkhien, qui veut dire : faire des reproches, faire des objections, questionner, soumettre quelqu’un à un interrogatoire, s’opposer à ce que quelqu’un a dit pour savoir si ce qui a été dit tient bien ou ne tient pas. C’est en quelque sorte le discuter. (...) Il ne s’agit pas d’entreprendre une interprétation mais d’entreprendre une recherche pour tester, pour éprouver la vérité de l’oracle. Il s’agit de le discuter. Et cette recherche prend la forme d’une discussion, d’une réfutation possible » . comme s’il n’était pas évident que, dans cette « discussion » qui peut prendre la forme d’une « réfutation possible » - ce qu’ailleurs Foucault nomme aussi la « différence possible » -, c’est l’élaboration de tout un travail d’enquête et de vérification qu’il s’agit, qui va qui va contre les vérités établies et les certitudes acquises, qui met au contraire au jour le jeu et les atours rhétoriques dont se parent en général les fausses vérités, et qui est le travail de Foucault lui-même.

Or si cette véridiction courageuse s’oppose à la véridiction politique, ce n’est pas parce qu’elle n’est pas en elle-même et de manière intime politique mais au contraire parce qu’elle déplace le lieu du politique ; qu’elle n’est pas une affirmation faite pour le bien de la cité mais une question posée au cœur de la cité ; qu’elle n’est pas prescriptive ou assertive mais interrogative et que, plutôt que de dire aux gens comment ils devraient se comporter, elle les prie par exemple - et avant toute chose - de s’occuper d’eux-mêmes...

Dès lors, si la peur de mourir de Socrate est en réalité simplement la peur que cette tâche qui lui a été confiée puisse s’interrompre, il est difficile de ne pas penser que la peur de mourir de Foucault - si tant est qu’il l’ait éprouvée en ces premiers mois de l’année 1984 -, est peut-être elle aussi simplement la crainte que cette autre parole politique possible - la parole politique comme critique du politique, des institutions, des visées réformistes et prédictives, d’un certain ordre des discours etc. - puisse, elle aussi, se tarir un jour. L’incitation à s’occuper de soi et à mettre en pratique l’épimeleia, ce souci si essentiel dans le discours socratique, c’est alors aussi l’idée que la tâche doit être prolongée et continuée par chacun dans une pratique éthique du rapport à soi ; mais c’est bien parce que : « En vous incitant à vous occuper de vous-mêmes, c’est à la cité toute entière que je suis utile » . La parrêsia socratique, c’est ce courage de la vérité qui critique et déplace à la fois, et qui place entre les mains des hommes - dans un souci qu’ils doivent avoir d’eux-mêmes et des autres - la possibilité de refonder la cité.

Dans le commentaire du Phédon, c’est un autre déplacement qui est de la même manière à l’œuvre. Comme le suggère Frédéric Gros (qui a établi le texte du cours de 1984 et qui signe l’excellente « situation du cours » finale) : « Le problème posé est celui des dernières paroles de Socrate, cette énigmatique injonction : « Criton, nous devons un coq à Asklépios ; soucie-t’en » (118a). Ces derniers mots, avaient reçu dans toute la tradition une interprétation nihiliste. Comme si Socrate avait dit : Il faut remercier le dieu de la médecine, car par la mort qui sauve, je suis guéri de la maladie de vivre. Foucault va s’aider de Dumézil pour donner de la formule fameuse une autre lecture : si Socrate peut remercier Asklépios dans ses derniers instants, c’est bien qu’il a été guéri, mais guéri de la maladie des faux discours, de la contagion des opinions communes et dominantes, de l’épidémie des préjugés, guéri de la philosophie » . Pour le Foucault lecteur du Phédon, et comme dans le cas de l’Apologie (c’est-à-dire parallèlement à une critique politique de la politique), il ne s’agit pas tant de réfuter la philosophie en tant que telle que d’en redéfinir et d’en déplacer le lieu et les pratiques, les enjeux et la valeur de vérité. De la même manière que la parrêsia socratique, précisément parce qu’elle s’oppose à la parrêsia politique (celle de Solon par exemple) redéfinit du même coup ce que peut être une parole (et une pratique) politique critique et courageuse, la pratique de la philosophie socratique qui est tout entière reprise dans les derniers mots que Socrate prononce après avoir demandé le sacrifice d’un coq à Asklépios (mê amelêsête : littéralement « ne négligez pas ») consiste en effet à opposer à l’ordre dominant des idées instituées une pratique de l’interrogation et de la problématisation que seul le souci peut consentir.

Voilà donc le vrai courage de la vérité : celui qui consiste à déplacer les lieux de la pensée et du politique en les vidant d’eux-mêmes et en les re-investissant à partir d’une pratique qui soit à la fois questionnante, critique et non-prescriptive ; et qui enseigne aux hommes que seul le souci de soi et des autres (« Le gouvernement de soi et des autres » est, faut-il le rappeler le sous-titre de ce cours de 1984 après avoir été le titre du cours de 1982-1983) est la véritable condition de la liberté et de la vérité. Bien loin, par conséquent, d’une interprétation commune qui voudrait que, s’intéressant à l’éthique au tournant des années 1980, Foucault ait en réalité donné à voir un reflux radical de sa propre pensée politique telle qu’il tentait pourtant de la construire dans les années 1970 ; bien loin, aussi, d’une lecture de ces cours - ou des deux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité, qui leur sont contemporains dans l’écriture - qui ferait du souci de soi une sorte de préfiguration antique - et ô combien anachronique - de cet individualisme moderne dans lequel certains semblent vouloir voir la seule incarnation véritable de la liberté et de l’autonomie...

Non, encore une fois, il faut le dire : le souci de soi ne va pas sans un souci des autres, et il n’y a rien de plus politique que la critique de l’ordre institué des discours et des pratiques politiques, c’est-à-dire la remise en cause des jeux de vérité à partir desquels ces mêmes discours et pratiques construisent leur assertivité. Voilà, dès lors, en quoi consiste le courage de la vérité - ou, si l’on veut, une autre philosophie possible. « Et c’est ainsi que l’âme de Socrate devient la pierre de touche (basanos) de l’âme des autres », et c’est ainsi que Foucault, vingt-cinq ans après sa mort, nous oblige encore à réfléchir.

A partir de la deuxième heure du cours du 29 février 1984, Foucault s’intéresse alors spécifiquement aux cyniques, qu’il qualifie immédiatement en fonction des cours précédents (en insistant par exemple sur « la disqualification très forte, sur laquelle on reviendra, qui a pesé sur le cynisme dans l’Antiquité même, ou en tout cas l’attitude qui a fait qu’à l’égard du cynisme, la philosophie instituée, institutionnelle, reconnue, a toujours eu une attitude ambiguë » : là encore, l’opposition entre deux types de pratique de la philosophie est évident), et dont il va livrer jusqu’au 28 mars une lecture à dire peu décapante.
De cette lecture, et au-delà de la très grande finesse du commentaire que Foucault construit tout au long des cours (et qu’il faut bien entendu aller lire), on aimerait ici souligner deux points essentiels. Le premier est celui du scandale ; le second celui de la postérité du cynisme.

Le scandale, donc, ou : comment faire de sa propre existence un scandale public. Les cyniques ne sont pas simplement la version paroxystique du dire-vrai socratique - Diogène apostrophant la badauds afin de dénoncer les opinions répandues et les lieux communs, et les contraignant à remettre en question leurs croyances et leurs modes de vie. Les cyniques montrent par leur propre mode de vie cette résistance critique et courageuse du dire-vrai à l’ordre institué du monde.
Là où la parole de Socrate, et elle seule, portait en elle-même son courage, la parrêsia cynique investit au contraire le terrain de la vie dans son entier. Le dire-vrai devient un vivre-vrai : c’est à la vie, qui inclut la pensée, la recherche, l’enquête, la critique, mais qui inclut aussi la manière de se vêtir et de se nourrir, de se comporter et de se rapporter aux autres, que les cyniques demandent de construire le double déplacement radical dont nous avons vu qu’il était central pour Foucault, celui d’un évidage et d’une refondation tout à la fois de la politique et de la philosophie. La « vraie vie » cynique est à la conduite de l’existence ce que le dire-vrai est à la parole, elle en est en réalité le prolongement et la radicalisation ; et, comme le souligne très justement F. Gros, « La transvaluation cynique, c’est ce travail consistant à vivre à la lettre les principes de vérité. La vérité, définitivement, c’est ce qui est insupportable, dès qu’elle quitte le domaine des discours pour s’incarner dans l’existence. La « vraie vie » ne peut se manifester que comme « vie autre » ».

Or la « vie autre » n’est plus la réalisation d’un idéal de tempérance, de justesse ou de sagesse : elle devient la matérialisation de la « différence possible », le creusement d’une déprise critique à l’égard de l’existant, sa virulente remise en question, afin de faire apparaître en pleine lumière la nécessité d’un monde radicalement différent de ce qu’il est. Et, au contraire de ce qui se passe dans la pensée platonicienne, nul ciel des Idées pour nous aider à situer - ailleurs, dans un dehors de notre propre monde - la perfection à laquelle nous aspirons. Chez les cyniques, c’est ici et maintenant qu’il s’agit de faire jouer la différence, de provoquer la rupture ; d’engager, à travers une pratique du dire-vrai et de la vraie-vie comme scandale, une redéfinition de l’idée même de la philosophie comme militantisme et comme risque, de provoquer la transformation du monde.
C’est, quand on y pense, et malgré l’effet d’anachronisme évident que suggère le terme, une biopolitique avant l’heure, une politique faisant de la vie, du Bios, le terrain de sa propre résistance : « Ce serait l’idée d’une militance en quelque sorte en milieu ouvert, c’est-à-dire une militance qui s’adresse absolument à tout le monde, une militance qui n’exige justement pas une éducation (une paideia), mais qui a recours à un certain nombre de moyens violents et drastiques, non pas tellement pour former les gens et leur apprendre, que pour les secouer et les convertir, les convertir brusquement. C’est une militance en milieu ouvert, en ce sens qu’elle prétend s’attaquer non pas seulement à tel vice ou défaut ou opinion que pourrait avoir tel ou tel individu, mais également aux conventions, aux lois, aux institutions qui, elles-mêmes, reposent sur les vices, les défauts, les faiblesses, les opinions que le genre humain partage en général. C’est donc une militance qui prétend changer le monde, beaucoup plus qu’une militance qui chercherait simplement à fournir à ses adeptes les moyens de parvenir à une vie heureuse » . Le scandale, c’est celui d’avoir substitué la vie à la parole, ou plus exactement d’avoir absorbé la parole dans quelque chose de plus large qui est précisément l’expérimentation de modes de vie ; le scandale, c’est de vouloir transformer le monde.

Deuxième point, alors, celui de la postérité du cynisme. Dès le moment où il aborde les cyniques, dans la deuxième heure du cours du 29 février 2004, et précisément parce qu’il envisage moins le cynisme comme une doctrine que comme « attitude et manière d’être » , Foucault fait l’hypothèse qu’il doit être possible de faire une « histoire du cynisme depuis l’Antiquité jusqu’à nous » . Des différentes étapes de cette histoire, on ne dira rien ici, faute de place - mais l’on aimerait malgré tout attirer l’attention des lecteurs sur la dernière, celle que Foucault appelle « le militantisme comme témoignage par la vie » , et en laquelle il voit le troisième aspect (après la socialité secrète et l’organisation instituée) de ce qu’il identifie comme « vie révolutionnaire ». Certes, l’analyse se concentre en ce point essentiellement sur les mouvements révolutionnaires aux XIXème siècle et XXème siècle ; et Foucault passe par ailleurs assez rapidement à ces autres exemples de « vie autre » que représentent certaines vies d’artistes (la « pratique de l’art comme mise à nu et réduction à l’élémentaire de l’existence » ). Mais dans les deux cas - vies militantes, vies d’artistes -, ce qu’il s’agit de faire (et ce sur quoi il faut insister), c’est la déconstruction critique de l’ordre institué : « refus, rejet perpétuel de toute forme déjà acquise ».

Or c’est sur ce refus qu’il faut s’interroger. S’il n’était précisément qu’un refus, la généalogie du cynisme ne serait que l’histoire d’une violente dissolution nihiliste de ce qui est - ce qui a par ailleurs été l’une des manières assez fréquentes de lire le cynisme antique. Mais ce n’est pas le cas, et c’est bien là la grande richesse de la lecture foucaldienne de nous le montrer : car, au cœur du scandale, c’est au contraire l’élaboration d’une vie autre qu’il s’agit non seulement de rendre possible pour l’avenir mais de mettre en acte immédiatement, dans une sorte de disutopie radicale. La pensée cynique est d’autant plus scandaleuse qu’elle institue autant qu’elle destitue, qu’elle invente et qu’elle inaugure autant qu’elle déconstruit. Le militant est un inventeur de formes de vie autant qu’un critique de l’existant, de la même manière que la modernité artistique n’est pas seulement anti-aristotélicienne et qu’elle inaugure à son tour une infinité de mondes nouveaux...

Et probablement la grandeur de Foucault tient-elle alors précisément au fait que, philosophe et militant, fasciné depuis les années 1960 par les artistes (il faudrait ici reprendre les textes « littéraires » de Foucault et montrer de quelle manière, dans leur insistance sur la notion de transgression et de résistance, ils anticipent formidablement le cours de 1984) et expérimentateur de modes de vie pour la pensée et de modes de pensée pour la vie, il est aussi celui qui, au détour d’un long excursus de plusieurs années sur la pensée antique, nous a rappelé à quel point nous avions oublié cette puissance d’inauguration inventive de la vie elle-même. A quel point, surtout, celle-ci nous était proche, et sans doute aujourd’hui plus que jamais, essentielle. « Ne négligez pas... » disait Socrate. Et dans un effet d’écho, nous ne pouvons pas ne pas entendre Foucault nous rappeler à ce tissage difficile de la parrêsia et de l’epimeleia - comme s’il nous disait : n’oubliez pas d’inventer votre vie. C’est au croisement de l’éthique, du politique et de la philosophie, la tâche ouverte et passionnante qu’à son tour il nous laisse.

Judith Revel, RILI, N° 11, mai-juin 2009

« N’oubliez pas d’inventer votre vie », Judith Revel

- L’Anti-Oedipe : Une introduction à la vie non fasciste, Michel Foucault

-  « Omnes et singulatim » : vers une critique de la raison politique, Michel Foucault

- De la production de subjectivité, Félix Guattari

- Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze, L’autre journal, n°1, mai 1990

- Culture : un concept réactionnaire ? Felix Guattari et Suely Rolnik

- Université ouverte 2009-2010 : La vie « militante » dans la politique et dans l’art

- Le gouvernement des individus - Université ouverte 2008-2009.

- Néolibéralisme ? Université ouverte à la Coordination des Intermittents et Précaires - Programme 2006-2007

- Simondon, Individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel, Muriel Combes

- La parrhèsia : le courage de la révolte et de la vérité, Fulvia Carnevale

- Ecosophie ou barbarie, soigner la vie anormale des gens normaux, Valérie Marange

- Avec Foucault : La mort du libéralisme, Laurent Jeanpierre

- Une sociologie foucaldienne du néo-libéralisme est-elle possible ? Laurent Jeanpierre





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