L’extrait suivant de « Autonomie et gratuité : les Diggers de San Francisco », publié par la revue Nous autres (n°2) fait peu de cas du point de vue du rédacteur. Vous trouverez l’article in extenso plus bas.
Guerilla Theater
A l’origine des Diggers, il y a (entre autres) une troupe de théâtre, la San Francisco Mime Troupe. Fondée en 1959 par un marxiste proche de la Nouvelle Gauche, elle s’inspire de la commedia dell’arte, envisagée comme « l’expression de la classe ouvrière », et des dramaturges européens contemporains (Brecht notamment) pour faire du théâtre une avant-garde de l’émancipation sociale.
D’un côté, il s’agit de faire la satire de la société américaine raciste, impérialiste et moraliste, et de le faire en rompant avec le cadre du théâtre bourgeois, confiné dans un lieu établi dont l’accès est payant : s’il faut utiliser la scène pour porter la contestation au-delà des cercles militants, il faut aussi la dresser hors des théâtres, en l’occurrence dans les parcs, afin de s’adresser, sur la seule base du chapeau qui tourne, à un public plus populaire. D’un autre côté, il s’agit d’insuffler le changement social en mettant d’emblée en œuvre, au sein de la troupe, les principes d’une société émancipée : chacun y est le bienvenu, avec ou sans formation théâtrale ; les rôles tournent, on est acteur une fois et metteur en scène la suivante ; et quel que soit le rôle au sein de la troupe, tous participent aux réunions où les choix artistiques et les questions politiques sont discutés collectivement. Tout cela sera théorisé dans un manifeste de 1965 au titre évocateur : Théâtre guérilla.
Grâce à ses activités de rue, ainsi qu’à la réputation sulfureuse que lui font les autorités en l’accusant de subversion et d’obscénité, la Mime Troupe attire de plus en plus de jeunes. C’est dans leurs rangs que les fondateurs des Diggers se rencontrent, sur la base d’une insatisfaction : car s’il est question, dans la Mime Troupe, de « théâtre guérilla », on n’y fait en fin de compte que du théâtre, en restant coupé du peuple et des luttes politiques. Certains veulent aller plus loin, souhaitent partager plus que des activités théâtrales, et rêvent d’inventer d’autres manières de s’engager politiquement, en s’adressant aux gens plus directement que ne le permet le théâtre.
Pour leur installation collective, ils ont Haight Ashbury en tête, un quartier délaissé à la lisière d’un ghetto noir dont l’esprit communautaire, le caractère multiracial et les loyers très modérés attirent de plus en plus d’artistes, d’étudiants et surtout de jeunes en rupture. Car le quartier est en train de devenir la Mecque du mouvement hippie naissant. Début 1966, le Psychedelic Shop y ouvre ses portes, premier magasin à proposer tout ce dont les adeptes des acides peuvent avoir envie : disques, panoplie du fumeur de joints, littérature mystique et ésotérique, ainsi qu’une salle de méditation pour prendre du LSD relax... La communauté hippie du quartier ne compte alors pas plus de mille personnes. Un an plus tard, soixante-quinze mille jeunes seraient venus grossir ses rangs, attirés de tous les Etats-Unis par l’image médiatique de San Francisco en général et de ce quartier en particulier ! Pour les Diggers, il faut faire quelque chose, à la fois parce que ce ras de marée posent de multiples problèmes (de logement, de santé, etc.), et parce qu’ils partagent la révolte de ces jeunes qui fuient le domicile paternel ou cherchent à échapper à l’armée. Contre toutes les forces de récupération et d’assagissement, ils vont donc tenter de les organiser, de les politiser.
Fuck the New Left ! Let’s dance for the death of the Hippie
Un quartier en pleine explosion, une communauté hippie en voie d’éclosion : c’est dans ce contexte que les Diggers vont se trouver. Sur le plan politique, ils partagent un double rejet : celui de l’apolitisme des hippies, et celui de l’intellectualisme de la Nouvelle Gauche (terme qui désigne l’ensemble des mouvements de contestation issus de la protestation étudiante des années 1960). Ou plutôt, ils prennent leur distance à leur égard, car ils entretiennent des rapports ambivalents avec ces deux mouvements dont ils sont en partie issus, et qu’ils vont tenter de faire se rejoindre.
D’un côté, ils se sentent proches de ces jeunes qui affluent à Haight : eux aussi s’insurgent contre la guerre du Vietnam et le « rêve américain », eux aussi croient à la vertu subversive de l’amour. Mais ils déplorent le manque de conscience politique de ceux que les médias ont baptisés les « enfants-fleurs », en en faisant d’emblée le folklore inoffensif qu’ils ont finit par devenir. Ils les voient toujours plus nombreux à traîner dans les rues en attendant leur prochain trip, au lieu de s’organiser pour construire un monde où leurs aspirations libertaires pourraient devenir réalité. En fait d’organisation de cette communauté naissante, il n’y a que les revues psychédéliques et ceux qui les vendent, les commerçants hippies qui se sont mis à pulluler dans le quartier et se sont regroupés au sein du Haight Independent Proprietors, que l’acronyme HIP transforme en voix de la communauté hippie. Dans leurs premiers tracts, les Diggers dénoncent la manière dont les commerçants HIP marchandisent une révolte tournée contre le consumérisme, ainsi que l’« ânerie monumentale » du « psychédélisme transcendantal » des gourous du LSD . S’ils prennent eux aussi des trips et y voient eux aussi un moyen de libération personnelle, ils veulent rendre sa consistance politique à la révolte de la jeunesse, au lieu de la noyer dans un charabia mystico-ésotérique.
Cette critique de l’apolitisme des jeunes hippies rapproche les Diggers de la Nouvelle Gauche, qui affiche clairement ses ambitions révolutionnaires. Mais les Diggers ne se reconnaissent pas dans la manière dont les étudiants envisagent l’action politique révolutionnaire. Pour eux, les militants de Berkeley sont coupés du peuple et des problèmes concrets qui se posent aux opprimés, parce qu’ils ont une approche trop théorique, trop intellectualiste de la politique, plus tournée vers la bataille des idées que vers l’organisation pratique collective. Par ailleurs, les Diggers aspirent à une politique qui aille au-delà de la sphère publique proprement dite, afin de politiser le quotidien et les espaces dits privés. Enfin, ils veulent s’organiser dès maintenant pour vivre selon leurs idéaux, sans attendre la révolution, en espérant seulement donner l’exemple, inciter les autres à faire de même et faire ainsi boule de neige – c’est la raison pour laquelle ils se baptisent « Diggers », en référence à un groupe anglais du 17ème siècle qui, pour manifester son opposition à la propriété privée et au salariat naissants, avait décidé de montrer l’exemple en se réappropriant sur le champ des terres en friches. A leurs yeux, la révolution ne doit pas être remise à plus tard, elle peut se faire ici même. Et ils vont tenter le pari de la lancer avec les jeunes hippies qui, à leurs yeux, pourraient constituer une énorme force révolutionnaire, si du moins on réussissait à les libérer du « psychédélisme transcendantal ».
De même qu’ils ont dit fuck à la Mime Troupe, ils vont dire « Fuck the New Left » dans un de leurs premiers tracts, puis organiser en grande pompe une parade pour fêter la mort du Hippie !
Free food : it’s free because it’s yours !
Après avoir distribué une première série de tracts appelant à combler le fossé qui sépare le psychédélisme de la pensée radicale, les Diggers vont essayer de faire un pas de plus pour politiser la communauté en gestation de Haight. Comment faire pour qu’elle prenne conscience d’elle-même en tant que communauté et même, compte tenu des mobiles contestataires qui sont à sa base, en tant que communauté politique ? Et comment l’inciter à s’organiser pour mettre en œuvre cette autre manière de vivre ensemble à laquelle elle rêve les yeux ouverts ? Les Diggers cherchent une action exemplaire pour lancer la dynamique, et la trouvent dans l’idée d’organiser, chaque jour, une grande bouffe gratuite dans un parc (ils tiendront 8 mois !). Il s’agit d’abord de pallier à un problème criant qui se pose à la communauté : nombreux sont les jeunes de Haight qui n’ont pas un rond pour se nourrir. Mais les Diggers ne veulent pas faire la charité, ils veulent inciter les gens à les rejoindre pour se réapproprier cette initiative – d’où le slogan : « c’est gratuit parce que c’est à vous ! » Il s’agit en effet de créer un espace où se rencontrer et s’organiser – et c’est bien ainsi que les Diggers vont devenir un véritable collectif. Enfin, il s’agit aussi de mettre en scène le rêve partagé d’une société où l’argent ne serait pas roi, comme le symbolise un immense cadre de bois, appelé Free Frame of Reference (libre cadre de référence), qu’il faut passer avant de remplir sa gamelle, comme si l’on abandonnait de cette manière le « cadre » d’une société où tout se paie.
Très vite, le collectif se renforce de toutes celles et de tous ceux qui veulent bien participer aux récup’ nécessaires, à la cuisine, à la distribution. Les idées fusent alors. Une semaine après le début des free food, les Diggers organisent le « jeu de l’intersection », consistant à bloquer, par une parade théâtrale, le carrefour central du quartier, afin d’inciter les gens à se réapproprier l’espace public. Dans la foulée, ils ouvrent leur premier Free Store : on peut y trouver de tout sans dépenser un rond, et dépasser les rôles stéréotypés du jeu marchand qui oppose clients et responsables (si quelqu’un demande qui est le responsable, on lui dit que c’est lui). Régulièrement fermés par les flics puis ré-ouverts ailleurs, les Free Store des Diggers seront aussi des lieux de réunion, des salles de projection, des dortoirs où les derniers arrivés pourront passer quelques nuits, ainsi que des lieux où consulter des avocats ou des médecins bénévoles (Free Doctor). Peu après, la Free Bank est mise en place (elle durera trois ans) : une caisse commune où l’on peut mettre de l’argent ou en prendre, en fonction des besoins. Alimentée par les membres du groupe ainsi que par des soutiens extérieurs (et notamment les commerçants HIP auxquels les Diggers donnent mauvaise conscience), il s’agit de « libérer l’énergie de l’argent afin que tout le monde en profite » (sur un tract). Pour inciter à la critique de l’argent, les Diggers organiseront aussi une grande parade intitulée « Mort de l’argent, naissance de Haight », et s’amuseront souvent à brûler le free money qu’on leur propose, histoire de symboliser leur détachement à l’égard de ce « mal non nécessaire ». Puis ils organiseront les premiers concerts gratuits, avec bouffe, bière et acide offerts, ainsi que la plus grande « bacchanale orgiaco-psychédélique » qu’on ait vu à San Francisco, où les participants étaient invités à réaliser leurs fantasmes les plus fous et à se libérer de leur « identité mentale institutionnelle et figée ».
Nous autres s’adresse à celles et ceux qui luttent contre les diverses formes de domination, et le font sans s’inféoder à des organisations qui les dépossèdent de leur capacité d’agir et de penser. Qui luttent, donc, en s’organisant à leur propre échelle, humaine et locale, sans pour autant perdre de vue que leur combat ne prend sens que dans un mouvement plus large. Nous sommes partis d’un constat. Entre nous tous, toutes celles et ceux qui peuvent se reconnaître dans les lignes qui précèdent, il y a bien une forme de « communauté », même purement négative, liée à ce qui est d’emblée rejeté. Mais il y a aussi des divergences en termes de parti pris, de stratégies, de formes de vie. Des différences qui peuvent prendre la forme d’opposition entre individus, entre groupes, entre tendances. Nous partons du fait que ces divergences nous traversent : que les hypothèses que nous ne suivons pas d’emblée ne nous font pas face comme des ennemis qui nous seraient irréductiblement étrangers. Qu’elles nous interpellent de l’intérieur, quelle que soit l’intensité avec laquelle on les rejettera à telle ou telle occasion. Et que cette pluralité doit entrer en discussion, pour susciter de nouvelles compositions.
« Nous autres »
La Maison de l’arbre
9, rue François Debergue
93100 Montreuil
Chômeurs, intermittentes du travail, écrivains, bricoleuses payées pour des coups de main, jardiniers, étudiantes... c’est un peu tout cela qui pourrait nous définir. Mais ça pourrait aussi n’être rien de tout cela : quand on essaie de s’organiser pour échapper autant que faire se peut aux contraintes du salariat, à l’exploitation du travail, à l’administration de nos vies, comment et d’où prendre part à un mouvement qui finalement ne remet pas vraiment en cause le travail aujourd’hui, ni l’administration étatique de la solidarité"‰ ? Les unes et les autres, dans le Tarn, en Ariège, à Montreuil, Paris et ailleurs, ont essayé, aux côtés des grévistes du travail et des révoltés de la rue, différentes façons d’intervenir sur la scène publique.
Certain·ne·s, organisé·e·s déjà depuis un moment en collectifs de chômeuses et précaires, sont parti·e·s de cette position pour intervenir dans les interpros, sur les blocages, etc. Tout en gardant bien à l’esprit qu’il n’est pas question de revendiquer cette figure du chômeur ou précaire pour quémander du « travail ». Mais plutôt de partir de la dépendance aux allocs dans laquelle on est nombreu·se·s à être pris·e·s, pour intervenir à partir de là dans les luttes, et faire valoir ces droits, dans leur agencement avec des formes de mutualisations concrètes (squats, crèche, récup’ organisée, bar/cantine...) mises en place par ailleurs.
D’autres, parmi nous autres, justement, tout en n’échappant pas pour autant aux allocs, rsa, apl, etc. ont fait le pari qu’il n’est pas intéressant de partir de ces dépendances, pour se rassembler et mener des luttes. Ils et elles préfèrent mettre en avant les expériences d’organisations matérielles qu’ils et elles arrivent à construire pour s’autonomiser vis-à-vis des institutions, de l’État, des patrons"‰ ; autant pour ce qui a à voir avec la subsistance, que pour les formes d’organisation politiques et collectives.
Alors, essayer de « partager l’existant », occuper des Pôles Emploi, participer à des réquisitions de bouffe dans les supermarchés ? Ou bien mettre l’accent sur la production, faire des potagers collectifs, se réapproprier des savoir-faire, des pratiques plus autonomes, tout en étant très attentif·ve·s, dans les discours et dans les actes aux luttes locales, qui s’en prennent à l’industrialisation de nos vies"‰ ? Ce sont peut-être ces deux « tendances » qui sont en tension jusqu’ici dans Nous autres, qui doivent se confronter et s’enrichir entre elles.
Ce numéro pourra paraître à contretemps, parlant de petites choses, d’institutions locales et fragiles. Pas du grand mouvement. Certain·e·s y verront peut-être le signe d’un enfermement dans des préoccupations marginales, voire « culturelles », au moment même où cette pierre angulaire qu’est le travail revient au milieu de la scène. Les questionnements menés ici sur l’école, la gratuité, ont cependant à voir avec ce qui manque terriblement dans le mouvement contre la réforme des retraites : une réflexion critique sur les institutions collectives "” qu’il s’agisse des institutions étatiques (qui ont fait main basse sur les formes de mutualisation) ou des nôtres (notamment de notre difficulté à nous organiser sans et contre les premières).
La coordination a dû déménager le 5 mai 2011 pour éviter une expulsion et le paiement de près de 100 000 € d’astreinte. Provisoirement installés dans un placard municipal de 68m2, nous jugeons nécessaire d’imposer un relogement qui permette de maintenir et développer les activités de ce qui fut de fait, quai de charente, un centre social parisien alors que le manque de tels espaces politiques se fait cruellement sentir.
Pour mémoire Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde.
Nous sommes tous des irréguliers de ce système absurde et mortifère - L’Interluttants n°29, hiver 2008/2009
Pour ne pas se laisser faire, agir collectivement :
Permanence CAP d’accueil et d’information sur le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle, lundi de 15h à 17h30. Envoyez questions détaillées, remarques, analyses à cap cip-idf.org
Permanences précarité, lundi de 15h à 17h30. Adressez témoignages, analyses, questions à permanenceprecarite cip-idf.org
À la Commune libre d’aligre, 3 rue d’aligre, Paris 12eme,
Tel 01 40 34 59 74
Pour soutenir la coordination des intermittents et précaires, envoyez vos chèques à l’ordre de AIP à la CIP-IdF, 13bd de Strasbourg, Paris 75010. Sur demande une attestation peut vous être fournie.