« Salaud d’argent (Que ma langue s’attache à mon palais) » est projeté ce mercredi 29 juin à La parole errante.
En guise de préambule à la fabrication collective d’un film dont le titre provisoire est « Salaud d’argent », nous joignons ce texte d’une intervention lors du festival de Cannes où Jean-Luc Godard nous avait proposé - en plus d’une aide matérielle pour la lutte - de disposer de la moitié du temps de sa conférence de presse pour la présentation de son film Notre musique.
Ce texte fut constitutif pour le groupe que nous avons formé alors à la Coordination [1], les propos et questions soulevées ici nous agitent encore aujourd’hui : On s’émerveille qu’une image arrive, il pourrait ne rien y avoir. (Groupe Boris Barnet-CIP-idf, Intermittence et précarité, conférence de presse avec Jean-Luc Godard, Bunker du festival de Cannes, 18 mai 2004).
Présentation du projet de film provisoirement intitulé
« Salaud d’argent »
I - Au début
Au sein de la coordination des intermittents et précaires d’île de France, s’est constitué en 2004, un groupe, le groupe Boris Barnet. Il s’agissait, notamment, de questionner le cinéma depuis un espace de lutte et de fabriquer du commun.
Ce qui était ainsi en jeu n’était pas la découverte d’un cinéma engagé, ni l’analyse de son histoire, mais la question : à quoi engage le cinéma ? Avec, comme postulat, qu’il engage autant celui qui regarde que celui qui fabrique, et que regarder des films ensemble, c’est comme en faire. De fait, ce groupe a pendant plusieurs années « fait » du cinéma en montrant et en regardant ensemble des films.
Un jour, quelques membres du groupe Boris Barnet rencontrent un texte et décident à partir de cette lecture de faire du cinéma en réalisant collectivement un film. Le texte est un extrait du roman « Les Palmiers Sauvages » de William Faulkner. Le film se fera dans le cadre d’une recherche sur les enjeux de la précarisation et les droits sociaux. Le film sera en 16 mm noir et blanc.
II - Paysage
Nous sommes en 1938. Aux États-Unis d’Amérique, l’effondrement boursier de 1929 reste imprimé dans les méandres du New Deal. L’État peine à devenir providence. C’est une phase de constitution effective du mode de vie américain (accès à la propriété, à la consommation, etc.) qu’on pourrait appeler « la phase existentielle du New Deal », phase d’incorporation dans les classes moyennes et populaires. Le cinéma aussi y travaille. Faulkner a quitté Hollywood où il travaillait comme scénariste, notamment pour Howard Hawks. Il est retourné habiter dans le Sud. Il écrit Si je t’oublie, Jérusalem, roman composé de deux histoires distinctes, Les palmiers sauvages et Vieux père, dont les chapitres alternent dans l’ordre même où Faulkner les écrivit. Ce roman est publié en 1939, son éditeur lui impose le titre : Les palmiers sauvages.
Nous sommes en 1938. Charlotte Rittenmayer et Harry Wilbourne décident de vivre l’amour. Ils rompent avec ce qui les empêche de réaliser cette promesse. Harry abandonne son internat de médecine quatre mois avant la fin. Charlotte quitte sa famille, un mari et deux filles, sa maison et le confort de sa situation. Chaque étape de leur histoire sera conditionnée par le manque d’argent ou le trop d’argent. C’est d’abord Harry qui trouve dans une poubelle la somme qui leur permet de quitter la Nouvelle-Orléans pour Chicago. Là, il trouve dans un dispensaire un travail subalterne qu’il perd bientôt.
Charlotte aime façonner des figurines qu’elle se met à vendre à des magasins mais bientôt les commandes cessent. Ils transforment ce qu’il leur reste d’argent en vivres et partent dans une maison prêtée par un ami, McCord, au bord d’un lac. Après quelques semaines, à l’approche de l’hiver, ils se retrouvent sans rien ou presque et sont contraints de revenir en ville.
Charlotte est employée pour Noël dans un grand magasin à l’agencement des vitrines. Harry écrit des histoires à l’eau de rose pour des magazines sentimentaux. Quand le magasin propose à Charlotte d’être embauchée à l’année, Harry décide de quitter Chicago avec Charlotte et accepte un emploi minable de médecin dans un puit de mine en Utah. Le film commence à cet endroit du roman. Le train pour l’Utah part dans vingt-deux minutes. Charlotte est déjà dans le train, tandis que Wilbourne et McCord sont assis au bar de la gare. Wilbourne explique les raisons de leur départ : quand Charlotte lui a annoncé que le magasin voulait la garder, il a vu venir le pire.
Devenir un mari. Devenir le parfait propriétaire. Devenir esclave de la respectabilité, l’acceptation pour les deux d’un mode de vie incompatible avec l’amour. Il leur faut partir...Quelque chose est en jeu, leur vie.
Nous sommes en 2008. C’est la crise dite des subprimes. Les premières séquences du film seront situées dans les locaux de la Coordination, dont le bâtiment se trouve entre la porte de la Villette et la porte d’Aubervilliers, en bordure des boulevards des Maréchaux, le long du quai de la Charente. Ce bâtiment qui abrita depuis cinq ans nos luttes est voué à une proche démolition dans le cadre d’un réaménagement urbain d’envergure.
Il y a là un véritable nœud qui donne à voir les modes de constitution de la ville et ses modalités de restructuration, à l’image du quartier de Chicago « dans la partie de la ville consacrée à la fois par arrêté municipal et par l’architecture aux couples mariés depuis deux ans avec un revenu annuel dans la tranche des cinq mille dollars » que Charlotte et Wilbourne s’apprêtent à fuir pour l’Utah. Dans les séquences suivantes, le lieu investi par les personnages se déclinera.
La ville saisie précédemment par fragments et qui constituait l’arrière-plan où s’inscrivait chacun des protagonistes, deviendra le lieu physique de déroulement des dernières scènes du film.
III - Aujourd’hui
Nous avons tourné la première partie du film en janvier 2009. Cette partie correspond peu ou prou à la moitié de l’extrait du roman de W. Faulkner. Après un an de travail discontinu, à dix, sur la traduction du texte, la lecture du texte, le rapport à l’espace dans lequel nous voulions tourner, le découpage, nous avons tourné pendant une semaine.
Nous avons fait développer les rushes. Nous les avons montés et nous avons mis en partage ce pré-montage en le projetant publiquement, à deux reprises, à la Coordination des Intermittents et Précaires, ainsi qu’à Lyon à Dodeskaden, un lieu temporaire de programmation cinématographique. Une vidéo de notre passage à Lyon est visible ici.

En décembre 2010 nous avons tourné la deuxième partie du texte toujours dans la salle de réunion de Coordination des intermittents et précaires : à nouveau se posent à nous les questions d’espace, d’interprétation, de découpage en fonction des premiers rushes réalisés deux ans auparavant. Nous continuons donc le travail de montage du film, au regard notamment des discussions qui ont suivies les projections publiques.
Le lieu de la Coordination, quai de Charente sera détruit le 30 mai 2011.
La dernière partie du texte, qui correspond à la dernière page, sera tournée en juin 2011, à l’extérieur, dans la périphérie immédiate du bâtiment.
Parallèlement nous nous sommes attachés à filmer en super 8 des actions de luttes [2]. Nous ne savons pas encore exactement comment ces images s’intègreront dans le film même mais nous avons l’intuition qu’elles constitueront un contre-champ fertile.
Lors de la rencontre à Lyon, il nous a semblé important de diffuser avec le film en cours les différents cinétracts de la lutte des intermittents, chômeurs et précaires.