Trois mots de contexte avant lecture.
Traquer la fraude des pauvres, empêcher la fraude sociale, c’est défendre la société [1]. Les pauvres n’ont qu’à bien se tenir.
Nicolas Sarkozy s’adressait ainsi, le 15 novembre 2011, aux agents de la CAF de Bordeaux, et aux télévisions : « Sans vous, il n’y a pas de lutte contre la fraude. Frauder, que dis-je voler la sécurité sociale, c’est trahir la confiance de tous les Français. Bien sûr que nous voulons continuer avec un modèle généreux. Mais nous ne voulons pas non plus qu’on abuse de ce modèle. Notre modèle social n’est pas intangible. L’adapter c’est le sauver et le pérenniser » [2]. Apologie d’un intérêt général supposé transcender les contradictions sociales, promesse de « sauver le régime » déjà maintes fois entendue à propos de l’Unedic ou des pensions de retraites soumises à restructurations (« la réforme »), on nous sert à nouveau le classique discours d’une guerre économique où toute insoumission (« la traitrise »), tout écart d’avec la logique de la concurrence auront à être châtiés. Le commentateur de TF1 traduisait d’ailleurs aussitôt sans fard le message : « Comment réduire le coût du travail, le débat sera au coeur de la campagne ».
Si cette campagne avait un coeur, il s’appellerait austérité. Et ce contexte insistant rend d’autant plus nécessaire de mettre à disposition des premiers concernés l’article qui suit. Celui-ci éclaire un aspect méconnu de l’expérience sociale vécue par les « assistés » puisque l’enquête dont il rend compte porte sur l’activité des agents contrôleurs de la CAF, agents contrôleurs qui réalisent près de 300 000 visites domiciliaires par an chez les allocataires.
On y découvrira une « dureté des règles floues » instrumentée par des pratiques d’intrusion au domicile, d’interrogatoires, d’enquête de voisinage, de délation. L’arbitraire des jugements émis sur les situations et des compromis passés accorde une place éminente à la culture de l’aveu. Si elle ne saurait prétendre à l’exhaustivité quant aux modalités de contrôle des ayants droits [3], la riche analyse proposée ici présente également des documents internes à la CAF [4] qui permettent de mieux comprendre les méthodes avec lesquelles tant de millions d’entre nous doivent ruser [5]. Et de faire face [6].
Le paradoxe du contrôleur - Incertitude et contrainte institutionnelle dans le contrôle des assistés sociaux
(...) Le contrôle du bien-fondé du versement des aides sociales, revenus minimums ou indemnisation des chômeurs et les situations des assistés qui en bénéficient joue un rôle croissant dans les politiques sociales et d’emploi. Cette évolution s’est engagée, en France comme dans les autres pays européens, à partir du milieu des années 1990 [7]. C’est que le contrôle se trouve à la croisée des multiples transformations de l’État social qui s’intensifient dès les années 1980.
La montée en puissance de logiques gestionnaires conduisant à revendiquer plus de rigueur dans les dépenses se manifeste désormais davantage par un renforcement des contrôles internes (au sein des organismes) et externes (auprès des bénéficiaires) visant à détecter les erreurs ou les abus. Plus prosaïquement, l’imposition d’une vision financière de la protection sociale conduit à limiter les débours par tous les moyens – y compris en limitant l’octroi de prestations par des contrôles plus sévères.
L’adoption généralisée de principes de vision et d’action tendant à « responsabiliser » les assistés et à en assurer un traitement « individualisé », à la faveur de la promotion d’un « État social actif » [8] tendu vers un objectif de mise au travail [9], conduit à exiger toujours plus de « contreparties » et à valoriser « l’accompagnement » des sans-emploi [10]. Dans une situation de forte pénurie d’emploi et pour les fractions précarisées des classes populaires les moins « employables », l’application de ces principes prend notamment un tour coercitif : le renforcement des contrôles et des sanctions."
Extrait de l’introduction de l’article de Vincent Dubois, Le paradoxe du contrôleur. Incertitude et contrainte institutionnelle dans le contrôle des assistés sociaux, Actes de la recherche en sciences sociales 2009/3 (n° 178).
- LE PARADOXE DU CONTRÔLEUR. Incertitude et contrainte institutionnelle dans le contrôle des assistés sociaux, Vincent Dubois, Actes de la recherche en sciences sociales 2009/3 (n° 178).
La propagande et la menace, une affiche de la direction nationale de lutte contre la fraude (DNLF) apposée dans toutes les ACF en 2011 :
Voir également Une définition juridique de la fonction de contrôleur de CAF, Daniel Buchet, RECHERCHES ET PRÉVISIONS N° 66 - 2001, CNAF.