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Théâtre public et mondialisation par Jean-Yves Picq

Publié, le lundi 13 octobre 2003 | Imprimer Imprimer |
Dernière modification : lundi 13 octobre 2003


Théâtre public et mondialisation

juillet 2000

Résolument pessimiste, comme nous tous sans doute, sur la conduite actuelle de nos sociétés et les conséquences de la pensée dominante (plus exactement, de l’absence dominante de toute pensée), considérant que le propre d’une pensée unique ou globalitaire, comme on voudra, est de faire en sorte que même quand on lutte contre elle, on ne fait que la confirmer, on ne devrait voir aucun avenir pour les structures dites culturelles en place, si nos plus grandes scènes institutionnelles - à quelques exceptions près, bien sûr ! - continuent de suivre leur gentil train-train, faisant de l’acte théâtral un acte académique, mondain et le pire de tout sans doute, un acte « vain ».

Brutalement et grossièrement dit, il est difficile de voir, dans l’état actuel des choses, quelle force sera capable de s’opposer au démantèlement d’un Ministère de la Culture, par exemple, (qui ne date que de cinquante ans et qu’on a un peu trop tendance à considérer comme immortel) et certainement pas le Théâtre Public lui-même, dont les représentants sont pour la plupart dramatiquement muets sur tous les conflits actuels, y compris sur ceux qui concernent leur propre profession.

Que ce démantèlement ait été annoncé, il fut un temps, par un Le Pen dans ses vindictes coutumières , nous permet peut être de hausser abusivement les épaules et de ne pas y croire. Ça n’occulte en rien le fait qu’il soit déjà en oeuvre, et que tout gouvernement futur, de quelque bord qu’il soit, y sera contraint, d’une manière ou d’une autre, car pourquoi un Ministère de la Culture , selon la pensée en cours ? Si la Culture est ce qui reste quand on a tout oublié, oublions la Culture et son Ministère et voyons ce qu’il en reste.

Résumons et passons : oui, il est à craindre qu’il n’y ait pas grand monde dans les rues pour protester, aucun mouvement public d’envergure pour peser sur une telle décision. Pourquoi y en aurait-il ? Plus peut-être que par une baisse de la fréquentation des salles (traditionnelles), ou que par le vieillissement de son public (les militants culturels des années 70 sont fatigués, eh oui !) c’est à cela , cette improbable mobilisation, ce désert, que l’on peut dire qu’il s’est passé quelque chose de grave au théâtre ces 20 dernières années.

Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Eh bien rien, justement, ou pas grand chose, du moins pour ce qui concerne le questionnement du Monde ! Juste du retard ! Un retard coupable. Dangereux. (Peut-être le verrons-nous trop vite ! ) Mais en quoi consiste ce « retard-là« et est-ce dire que nos ténors en sont seuls et personnellement responsables ? Bien sûr que non. Ils ne font que suivre, après tout, cette conception bien française du théâtre. Un théâtre culturel d’État.

On nous rabâche que beaucoup de pays nous envient justement nos subventions actuelles, nos aides, nos bourses, nos régimes sociaux (pour combien de temps ?), bref, notre exception culturelle, et qu’il ne s’agirait pas de jeter le bébé avec l’eau du bain ni de cracher dans la soupe. Si c’est au prix de la « mondainisation », de la notabilisation, de l’académisme cités plus haut, il convient de s’interroger. Nous savons depuis Godard qu’il est dans la nature de la culture de vouloir la mort de l’art. La preuve : les nouvelles lois de décentralisation et les politiques menées depuis par l’ensemble des Drac (repli général et frileux sur les institutions et concentration massive des subventions sur elles, fin des projets dits d’émergence, retrait des soutiens aux jeunes compagnies, alignement général sur les lois du marché pour les arts plastiques, demande de plus en plus explicite aux peintres, danseurs, sculpteurs, chanteurs, acteurs, écrivains d’intervenir sur le front social - ce qu’ils faisaient de toute façon avant - sous forme d’animations-prétextes ou d’interventions-alibis - (qu’ils servent au moins de contre-feux à d’éventuels remous sociaux, ceux-là, puisque de toute façon on ne lit pas ce qu’ils écrivent, on n’écoute pas ce qu’ils chantent, on ne va pas voir ce qu’ils peignent, jouent ou sculptent, etc.. etc.), tout cela donne raison à Godard.

Accordons-nous, à nous tous, cette excuse : « On ne peut pas sortir de sa culture. On est né dans sa culture, à sa culture, on a ainsi une certaine vision du monde qui est la seule possible. La culture est une sorte de biais. C’est une forme de préjugé sur la façon dont nous voyons le monde, dont nous nous voyons. » ( Edgar Morin et Christoph Wulf, Planète : l’aventure inconnue, ed. Mille et une Nuits) . C’est donc bien de notre culture en effet, de cette fichue Culture d’État, que les Drac et les Institutions sont dépositaires, officiellement. Que cette culture puisse être « un préjugé » et un enfermement ne semble troubler personne. La version officielle est que la culture est une ouverture. Une ouverture à quoi ?

Dérisoire et injuste présentation ? Je l’admets, mais elle a pour fonction de mettre en avant une chose plus profonde : l’acte artistique ne peut être consensuel. Il est, de part sa nature, une remise en cause radicale et permanente de tout effet de réalité, il la démasque, comme dirait Jean Baudrillard. Le retard pris est là : dans cette absence de remise en cause de la réalité. Nous allons payer très cher la politique culturelle consensuelle qu’a suivi depuis vingt ans le Théâtre public, installant sur nos scènes un drôle de silence, prudent d’abord sur ce qui se passait dans le monde (c’est difficile, vous comprenez, d’y voir clair !) ce silence étant devenu désormais un silence coupable (ce n’est pas à l’Art d’intervenir, or, nous, on fait de l’Art, on est intemporel et on sauve ce qui peut l’être !). Le risque de voir les jeunes générations montantes s’installer dans le silence de leurs aînés, n’ayant pour tout repère de carrière que cette pratique de l’aphasie esthétisante en lieu et place d’un véritable discours artistique et de prises de position autre que gestionnaire, n’est pas moindre.

Le lieu inné de la parole publique serait ainsi devenu insensiblement le lieu de sa confiscation, en tout cas de son absence.

Si ce n’était qu’un défaut de courage politique ou civique de ceux qui font le Théâtre officiel, ce serait déjà suffisamment grave. Mais le plus grave est ailleurs. Il est dans le retard, encore une fois, que l’on fait prendre collectivement à l’émergence de toute oeuvre nouvelle, et par voie de conséquence à la circulation de toute pensée nouvelle sur notre univers, tel qu’il se propose aujourd’hui. Tel qu’il s’offre aujourd’hui (au plein sens du terme), à notre stupéfaction.

Notre époque semble presque jumelle de celle de la Renaissance. Hier, un pouvoir théocratique ignare, monstrueusement inculte, arc-bouté à une fausse mais bien arrangeante représentation de l’univers, quand dans le même temps les Copernic, Galilée, Kepler disaient et prouvaient qu’il en était autrement ; et, aujourd’hui, un pouvoir économique tout aussi ignare, tout aussi monstrueusement inculte, et tout aussi arc-bouté à une conception frauduleuse du monde , alors que la mécanique quantique, l’astrophysique, la génétique appellent à le penser de façon radicalement différente.

Ces deux pouvoirs, à quelques 4 siècles de distance, agissent semblablement pour conserver leur monopole, l’un par la grillade généralisée des corps, les odorants bûchers, l’autre par la grillade tout aussi généralisée mais mentale celle-là, qu’est le chômage massif, cette électrocution des neurones. (On ne dira jamais assez que la guerre économique en cours fait plus de millions de morts que la deuxième guerre mondiale). La désespérance de la pensée économique selon le FMI, l’OCDE, l’OMC et tutti quanti (l’être humain n’est pas le but ) conduit naturellement à une crise de la représentation de la démocratie, censée exprimer les buts, justement, de ce même être humain. Cette crise de la représentation à tous les niveaux de notre humanité ( économique, politique, social, culturel, etc...) est la porte ouverte à tous les démons de notre inhumanité. Et c’est l’origine de la grande colère que l’on peut éprouver pour le Théâtre public que d’être tout simplement absent de ce débat.

Ainsi, chaque fois qu’on nous fait croire que ce qui nous préoccupe aujourd’hui est mieux dit ailleurs, chez tel auteur d’un siècle précédant ( qui n’en a cure et serait sans doute bien intrigué par une telle exploitation de ses oeuvres, se demandant pourquoi notre temps ne parle pas de lui-même et sur lui-même comme un grand), on confisque tout débat, on détourne attention et réflexion au nom d’une permanence universelle des dominantes humaines bougrement suspecte. On prend ce risque inouï de ne plus savoir comment et avec quels outils nommer notre propre réalité, et n’y parvenant plus, ayant perdu cet « usage « , de tout bonnement ne plus en avoir, de réalité. Que l’avidité et la barbarie soient des permanences humaines rend encore plus urgente la nécessité de dénoncer les formes particulières qu’elles prennent à chaque époque.

Faire croire ( Drac et institutions) que Molière, Marivaux, Hugo, Labiche nous permettent de mieux saisir ce qui fait l’essentiel de notre réalité actuelle (la globalisation et la sacro-sainte guerre économique par exemple, puisqu’on nous en assène tous les matins les principes), est d’une lâcheté sans nom. Cela permet d’éviter de nommer ce qu’il y a dans ce concept de globalisation et de guerre économique : une économie de guerre, à l’échelle de la planète, entretenue et dirigée du haut de leurs corbeilles par les seuls stratèges d’aujourd’hui, les stratèges financiers. Dans ce type d’économie, et sans les moyens de la dénoncer, la question fondamentale qui risque bientôt de se poser à nous tous sera la question de notre réelle participation à notre propre existence plus que de sa dérisoire amélioration, culturelle ou pas.

Il ne manque pourtant pas de livres, d’articles, de réflexions , de cris d’alarmes, d’enquêtes, de témoignages de la part de gens courageux, lucides, instruits et déterminés pour oser affronter de face nos viandards du monde, nos charognards de la Planète, nos Maîtres assassins. Par contre, il manque singulièrement un théâtre.

Qu’on ne nous leurre pas sur la prétendue complexité de l’économie contemporaine et la difficulté d’en rendre compte au théâtre. L’amour humain est pour le moins tout aussi complexe et il semble que le théâtre parvienne parfois à en rendre compte. Qu’on ne nous dise pas non plus que ce n’est pas là l’objet du Théâtre. Quand l’économique est devenu le champ de bataille de l’humanité, un champ quasi métaphysique, shakespearien, c’est le devoir du théâtre de le prendre comme objet de questionnement. C’est une vieille technique de troubler les eaux pour qu’elles paraissent profondes et de dire que c’est compliqué quand ce n’est que complexe. (C’est autrement plus complexe d’inventer la Sécurité Sociale, par exemple, que de simplement la défaire en disant que c’est devenu trop compliqué.) Quand l’économie se situe comme une fin et rompt avec son statut de simple moyen, ça dit qu’il n’y a plus de pensée active sur l’homme et son destin, ni de projets pour lui et sur lui, bref, plus d’ambitions de société. Donc plus d’art. Ne serait-ce que cela nous oblige à dénoncer cet état de fait. Pas de l’entériner !

Mais pourquoi, après tout, accorder une telle importance au fait théâtral, si minoritaire dans notre pays, si marginal ? Pourquoi le charger tel un baudet de tous les manquements actuels, comme s’il devait être à lui seul responsable de la qualité et de la profondeur du débat public ?

Il y a une très belle scène dans « Le Regard d’Ulysse « d’Angelopoulos qui en dit long là-dessus. Parce que le brouillard s’est installé sur Sarajevo, empêchant ainsi les tireurs isolés de « s’exprimer « , on voit la population civile, pâle, délabrée, affamée, sortir des ruines et des caves où elle se terrait et... faire quoi ? Du théâtre et de la musique ! Première nécessité, première urgence pour sortir de la seule pensée de guerre dans laquelle on voudrait la tenir.

Cela me permet d’énoncer enfin, très concrètement, la légitimité fondamentale de l’acte théâtral selon moi, une légitimité toute simple, presque dérisoirement pratique : quand du fait d’une panne prolongée d’électricité pour cause de grève, de catastrophe naturelle, de guerre civile, d’apocalypse, radio, télévision, cinéma, internet se trouveront mis hors d’usage, donc incapables d’assurer leur dite « mission de représentation du monde »- quand ils ne sont souvent que les instruments même de sa confiscation - une bougie et trois cailloux suffiront au théâtre pour assumer la sienne, et continuer à le questionner, ce monde catastrophé, en grève, en guerre civile ou autre.

Je ne suis pas pour ce type de scénario catastrophe, bien entendu, ni pour ce minimalisme de moyens, je dis seulement que c’est ce qui fonde finalement l’authenticité de l’acte théâtral et que c’est ce qui me le rend précieux. Mais c’est ce qui, du même coup, me rend très colère par rapport au retard pris par lui - qu’on lui fait prendre - pour cause de raison culturelle, notable, esthétisante, et autre raison gestionnaire de bon aloi.

Que la flamme d’une bougie et le choc de trois cailloux puissent être un jour d’un grand recours, pour au moins chanter, envers et contre tout, la joie ou la douleur d’exister, donc de questionner, peut bien sûr prêter à rire. Mais ce n’est pas être passéiste, je crois, que de rappeler à tout navigateur entreprenant la traversée de l’Atlantique, avec à son bord la plus haute technologie et la navigation par satellite, que ces merveilles de la technologie ne le dispensent pas de savoir faire le point au sextant, sous peine de se trouver complètement perdu et à l’abandon sur la mer immense en cas de défaillance même minime de ses batteries.

L’acte théâtral, dans l’immensité du 21e siècle, aura quelque chose à voir, il me semble, avec la pratique du sextant.

De là vient, dans le pessimisme ambiant, mon optimisme radical dans la nécessité de théâtre. Et donc d’un possible retour du public vers lui.

Jean-Yves Picq





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