Toujours plus de précaires, intérimaires, travailleurs à domicile ou au noir
Les forteresses ouvrières prises à revers
La concomitance de deux crises - celle de l’appareil productif et celle du syndicalisme - n’est pas pour surprendre. Parce qu’elle est précisément l’enjeu constant des luttes capital-travail, l’organisation productive subit périodiquement des mutations brutales au moment où la structure ouvrière s’y adaptait le mieux pour s’en assurer le contrôle. Née au lendemain de la première guerre mondiale, pour répondre à cet autre bouleversement qu’avait représenté l’instauration du taylorisme s’affranchissant lui-même de l’anarcho-syndicalisme, l’organisation ouvrière actuelle, basée sur la section d’entreprise et la fédération de branche, se révèle incapable de prendre en compte la crise-restructuration. Et ce, précisément, parce que celle-ci remet en cause le modèle de l’usine fordienne, cristallisée en « forteresse ouvrière ».
Le véritable traumatisme subi par le syndicalisme, c’est, avant tout, la découverte de cette inter-dépendance entre le mode d’action (et plus généralement la vision du monde) de l’organisation ouvrière, et une structure productive qui, pour être maîtrisée, doit subir une mutation remettant totalement en cause l’ancienne stratégie. Ainsi, l’image ouvrière dominante d’une gigantesque agression capitaliste contre le syndicalisme est bien en deçà de la réalité ce n’est pas contre la logique syndicale, mais à côté d’elle, que s’élaborent aujourd’hui un temps et un espace productif différents [1].
C’est donc dans un véritable angle mort de la vision syndicale que se sont très progressivement mises en place de multiples modalités de gestion de la force de travail, rompant avec l’idéal type du collectif ouvrier d’entreprise [2]. Le départ de secteurs entiers d’activité vers des sous-traitants, le développement des sociétés de services, des petites et moyennes entreprises (PME) qui emploient actuellement 47 % des salariés français, le recours à des travailleurs extérieurs à l’entreprise, tels les intérimaires, ont pu, dans un premier temps, s’effectuer sans grande réaction syndicale, tant ils concernaient peu le « noyau dur » des ouvriers professionnels. L’augmentation du nombre de ces faux salariés, de ces « hors statut », le fractionnement de l’entreprise par les filialisations, les délocalisations, la sous-traitance... ou par sa recomposition en « sites » industriels ou tertiaires (comme Fos-sur-Mer pour la sidérurgie et la pétrochimie, la Hague pour le nucléaire ou la Défense pour le tertiaire) n’ont été analysés, en dernière instance, que comme de simples artifices juridiques brisant formellement le rapport salarial classique et le collectif ouvrier. L’horizon de l’entreprise fordienne semblant indépassable, de longues années se sont passées à attendre l’arrivée au pouvoir de la gauche, qui, par simples décrets, saurait interdire ces pratiques.
C’est toute la stratégie ouvrière des cinquante dernières années, visant au contrôle du mode de production par ses structures les plus avancées, les grandes entreprises, ces « forteresses ouvrières », qui a interdit de prendre la mesure de ces mutations, tout simplement parce qu’elles se situaient en dehors du modèle hier dominant. D’où cet isolement croissant des organisations de travailleurs [3].
Plus grave encore, le mouvement syndical, retranché dans ses entreprises et dans une stratégie purement défensive, se retrouve coupé d’une autre classe ouvrière, celle des millions de précaires chômeurs utilisés dans la nouvelle structure productive en gestation. Le problème réside moins dans cette division - dont le caractère aujourd’hui manifeste ne doit pas cacher la constance, contrairement au mythe structuraliste d’une classe ouvrière uniforme - que dans l’abandon du cadre de l’entreprise, en tant que lieu de recomposition de la diversité ouvrière, lors des négociations salariales.
Les ouvriers spécialisés (OS), les femmes, les immigrés des années 60, constituaient déjà une force de travail dont l’utilisation et les pratiques sociales différaient très largement de celles des ouvriers professionnels syndiqués. C’était justement la rencontre, dans l’entreprise et dans son cadre unique de négociation, de deux logiques conflictuelles, de deux visions du monde très éloignées, qui avait produit le mélange particulièrement détonant de cette époque. Aujourd’hui, le rapport salarial d’entreprise se rétrécit en un lieu de négociation cohérent, parce que débarrassé du travailleur mobile et polyvalent, qui devient un « hors statut » négociant directement, de façon atomisée et diffuse, sa mobilité sur le marché du travail, face à l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), aux collectivités locales et aux agences d’intérim. C’est là que se situe la véritable spécificité sociale des mutations actuelles, qui exigent impérativement un redéploiement de l’institution syndicale : on estime, en effet à plus de trois millions le nombre de salariés « précarisés » hors statut [4]]. Plus de la moitié des chômeurs inscrits à l’ANPE sont des travailleurs arrivés au terme d’un contrat à durée déterminée. [5]
Quelques expériences tentent aujourd’hui de prendre en compte ces mutations de l’ordre productif par un élargissement de l’action syndicale au-delà de l’entreprise. L’avancée la plus notable concerne certaines des gigantesques concentrations verticales que connaissent notamment les industries de flux intégrant, dans des sites industriels, des types d’entreprises et de gestion de main-d’oeuvre complexes et variables. Le syndicalisme de site y a créé des institutions nouvelles en vue d’une régulation transversale de ces multiples catégories de salariés intervenant sur un même procès de production. L’objectif recherché est d’instaurer un collectif de travail débordant largement les cadres classiques de l’entreprise et de la branche, en intégrant notamment les PME et les nombreux travailleurs occasionnels gravitant autour de l’entreprise dominante. Les métallurgistes CFDT de Basse-Normandie ont ainsi expérimenté plusieurs formules : délégués de site, interventions dans les comités locaux de l’emploi les comités spéciaux d’hygiène et de sécurité. Les succès de cette stratégie, élargie aux sites tertiaires que sont les tours de bureaux ou les centres commerciaux, s’expliquent par la relative cohérence entre ces nouvelles configurations, unifiées spatialement autour d’une activité dominante, et la vision syndicale d’un collectif de travail artificiellement divisé.
Mais, au-delà de la forme dilatée de l’usine que représentent ces sites, d’autres configurations - beaucoup plus nombreuses - se développent dans un temps et un espace productifs radicalement nouveaux. La polyvalence et la mobilité d’une fraction grandissante de la force de travail, rendues technologiquement possibles (uniformisation et automatisation de la production, introduction de la télématique...), permettent au capital de s’émanciper des contraintes d’une mobilisation rigide des travailleurs dans des procès et des postes de travail spécifiques. La force de travail disponible se réduit de moins en moins à celle enfermée et spécialisée dans l’entreprise, pour s’élargir à l’ensemble d’une main-d’oeuvre polyvalente présente sur le marché du travail. L’espace productif de ce collectif est alors moins constitué par l’usine que par le bassin d’emploi, territoire où ces travailleurs mobiles se trouvent confrontés à un potentiel local d’emploi. Le temps productif rompt, lui aussi, avec la classique dichotomie travail-loisir, cristallisée dans le statut d’entreprise, pour s’élargir à l’ensemble du temps social [6].
Des modalités d’organisation inédites s’efforcent ainsi de faire face à cette socialisation élargie de la production, caractérisée par les figures du précaire, du temps partiel, de l’intérimaire, du travailleur à domicile ou au noir, tous ces chômeurs dont les formes nouvelles de soumission temporelle [7] et spatiale à un ensemble multiforme et discontinu d’activités n’ont rien de conjoncturel. Syndicats regroupant des salariés de plusieurs PME, syndicats locaux de travailleurs précaires en Normandie, syndicats d’intérimaires à Paris, unions interprofessionnelles regroupant l’ensemble des salariés d’un bassin d’emploi en Rhône-Alpes, syndicats de « pays » en Bretagne : autant d’initiatives dont le trait commun est de déborder les anciennes structures professionnelles, pour viser à une recomposition de la force de travail aux niveaux local et interprofessionnel. C’est d’ailleurs sur cette base qu’essaient de se constituer des « syndicats de chômeurs » [8].
L’institution syndicale est évidemment plus que réticente devant ces « nouvelles formes d’emploi », vécues comme une dégradation du statut salarial classique. C’est que l’histoire avance par ses mauvais côtés et qu’il est décidément difficile de voir dans le jeune précaire d’aujourd’hui la préfiguration du travailleur de l’avenir, tout comme, lors de la première guerre mondiale, les femmes mises au travail sur les premières chaînes d’armement constituaient le prototype de l’ouvrier fordien des soixante dernières années.
Si elle est évidente chez les syndicats, acteurs en première ligne, cette extrême difficulté à se dégager du modèle traditionnel de l’entreprise d’hier n’épargne aucune des institutions socio-économiques, incapables, d’ailleurs, de distinguer ne serait-ce que les stocks de chômeurs des flux de précaires. Pour le mouvement ouvrier, ces innovations syndicales, encore balbutiantes, constituent une occasion d’entreprendre la reconquête de tout l’espace social, en rompant avec l’enfermement dans l’usine qui marginalise aujourd’hui les syndicats.
Thierry Baudouin et Michèle Collin, auteurs du Le contournement des forteresses ouvrières - le Syndicalisme face à la crise, Librairie des Méridiens, Paris, 1983.
Article paru en février 1986, dans Le Monde Diplomatique