L’été 2003 restera longtemps dans la mémoire collective.
Notre société se comporte comme s’il y avait « des humains en trop », des surnuméraires.
Nous sommes à notre manière de ceux-la.
Nous, les surnuméraires de l’art et de la culture, nous nous adressons aux autres surnuméraires, ceux qui !e sont déjà ou ceux en voie de le devenir.
Chez les surnuméraires, nous sommes parmi les plus « inutiles » de tous. Parce que nous ne servons à personne, sinon à tout le monde, nous vous parlons. Nous sommes peut-être votre miroir.
Parmi nous, bien sûr, il y a des différences. Nous sommes nombreux. Certains plus protégés que d’ autres. Il y a des contradictions, des désaccords. On voudrait nous opposer, peut-être même nous opposer à vous, les autres surnuméraires.
Une société comptable
On nous parle de rationalité, d’économie, de crise, mais à la fin de tous ces discours, on se trouve toujours avec la même conclusion : il y a des humains en trop.
Alors, on licencie, on expulse, on surveille, on emprisonne, on crée la méfiance. L’autre, le « pas moi », l’autre, n’est plus ni parfum ni musique, il est devenu le bruit et l’odeur.
C’est la guerre des pauvres entre aux, et la solidarité est criminalisée.
Tout ça au nom de la rationalité, mais de quelle rationalité ?
Les villes que la rationalité comptable a construites, sont propres, fonctionnelles, sauf que personne ne veut y habiter, car la vie n’ y est plus.
On doit se contenter de survivre, et encore, sans faire de bruit, sans déranger, et sous haute surveillance.
Chaque plan quinquennal soviétique était irréprochable, sauf qu’ il avait comme conséquence la mort de millions de paysans. La vie dans les plans est parfaite, à ceci près qu’elle y disparaît.
Aujourd’hui, il n’y a plus de « soviétiques », c’est au nom du réalisme, de la loi du marché, que l’on marche au pas, et s’il n’y a plus de commissaires politiques, c’est parce que chacun de nous l’est devenu un peu. Notre système a réussi à implanter un mirador dans chaque tête.
Les lois de l’économie, nos nouveaux dieux, exigent le sacrifice des inutiles, le salut exclusif pour ce qui est utile. Mais utile pour qui ?
Ce qui est utile pour la rationalité économique ne coïncide pas toujours avec la vie.
Voyez cet homme, contaminé par la logique utilitariste, qui voulait éduquer un âne à vivre sans manger. Il lui donnait à manger un jour sur deux, puis un jour sur trois et ainsi de suite. Pas de chance, quand celui-ci eut vraiment appris à vivre sans manger, il est mort.
Ou encore, ces nourrissons bien alimentés et bien propres, mais privés de l’attention et de la tendresse des infirmières, qui mouraient quand même. On ne comprenait pas. Ils avaient, certes, ce qui d’un point de vue simpliste est considéré comme utile, ce qui satisfait les besoins primaires, mais juste assez pour survivre, pas assez pour vivre.
De la même façon, plan après plan, la vie disparaît, à la plus grande surprise de ceux qui veulent simplement, disent-ils, nous épargner « l’inutile », simplement dégraisser la machine.
Car c’est quand le pouvoir commence à dicter ce qui « est utile » et ce qui est « inutile », que la vie même est en danger.
Nous sommes montrés du doigt accusateur par les maîtres « vous n’êtes pas utiles, pas assez rentables, il faut rationaliser tout ça » et ils cherchent la complicité des autres secteurs de la société.
« Regardez, regardez... ils veulent faire du théâtre, de la danse, des films, de la musique... alors que c’est la crise, vous êtes bien d’accord avec nous, c’est un scandale ! »
Mais hier, ils disaient... « Regardez, regardez, ils sont vieux, et ils vivent trop longtemps, vous n’allez quand même pas payer pour eux ! »
Sans oublier, quand ils disent, « Regardez, regardez...
Ils ne sont pas de chez nous
Ils n’ont pas de maison
Ils ne produisent pas de bénéfices
Ils sont handicapés, ils nous coûtent très cher
Ils sont en taule, et ils veulent des droits
Ils veulent une école qui ne soit pas soumise aux entreprises
ls...ils ....ils... »
Et, à chaque fois, le conditionnement avance, en créant des désaccords entre les victimes, des complicités avec les maîtres.
Ils vous disent encore :
« Mais, vous qui n’êtes pas comme eux, vous êtes Français...vous avez un travail...vous êtes blanc..vous êtes jeune....vous êtes.... ». Et l’ autre n’est plus seulement le bruit et l’odeur, mais « l’insécurité ». Celui qui peut vous piquer votre boulot, votre maison, votre mobylette... votre rien.
Rationaliser veut dire gommer les différences, supprimer les diversités peu « rentables ». La dérive économique projette, par exemple, d’éliminer la biodiversité : un monde bien rangé, bien discipliné, n’aurait pas besoin de tant d’espèces. Mais qui peut vraiment savoir ce qu’impliquera la disparition d’ici 50 ans de la moitié des espèces vivantes ?
Personne. Ces espèces n’existent pas dans des mondes clos, dans des mondes étanches, et leur disparition ne manquerait donc pas de nous emporter en bonne partie. Le monde réel, n’en déplaise aux économistes, est très « mélangé », il relève d’une constellation indissociable, ou au moins non amputable en toute impunité, pour ceux qui restent.
La biodiversité, c’est aussi les métèques, les sans-papiers, virés, eux aussi. Mais, s’ils nous laissent « entre nous », si nous les laissons partir... nous perdons à jamais une partie de nous-mêmes.
A chaque fois, que l’(ir)rationnel économique élimine un secteur de la société, ceux qui restent, ne restent jamais « entiers », le problème de l’exclusion est, avant et surtout, qu’elle rend malade de mort la société qui exclut. En fait de « rationalité » économique, il s’agit, en effet, d’une véritable irrationalité fondée sur une croyance aveugle en la toute puissance de la logique utiiitariste. Mais rien n’est maîtrisé. Ses résultats sont hasardeux, voire désastreux pour la vie.
Rationaliser veut dire ...faire table rase des problèmes. Seul petit inconvénient, les « problèmes » pour notre société, ce sont les corps, les humains. Dégraisser, délocaliser, programmer difficile d’être plus raisonnable.plus rationnel, ils veulent juste « enlever l’inutile »... Mais l’inutile des marchands est le fondement de la vie pour nous. Et si l’on continue à enlever l’inutile selon la logique néolibérale, la vie même est en danger.
La vie est inutile, le sens de la vie est immanent.
Nous sommes ceux qui rappellent une chose très simple à !a société : nous ne savons pas pourquoi nous nous levons le matin, pourquoi nous aimons, pourquoi... nous vivons.
Tchouang-tseu écrivait : « Tout le monde connaît l’utilité de l’utile mais personne ne connaît l’utilité de l’inutile ».
L’inutile, c’est la vie, c’est l’art, c’est l’amitié, c’est l’amour, c’est ce que nous cherchons au quotidien comme fondement de tout ce qui de surcroît, est vraiment utile, de tout ce qui a vraiment de la valeur.
Nous, les surnuméraires de l’art, nous sommes ce rappel quotidien et insupportable pour le pouvoir du « non sens » de la vie, fondateur de tout sens.
Derrière leur air « sérieux », un choix de société
Les Indiens disent aux pouvoirs qui les écrasent : « Vous ne pouvez rien nous offrir, car nous sommes déjà morts ». Ils entendent par là, que pour eux, une survie, où l’on désire ce que le maître peut nous offrir, c’est une mort. Pourtant, comme eux, nous réclamons des droits, comme eux, nous défendons des acquis, car, pour eux comme pour nous, droits et acquis ne sont pas des possessions du maître, c’est ce qui nous appartient.
Le « nous sommes déjà morts » est paradoxalement un chant à la vie car il affirme tout simplement « Tu ne m’auras pas comme complice. Ce que tu m’offres en échange de ma survie ne mérite pas que je laisse tomber l’autre. Bien sûr, toi, tu crois que je devrais être content et dire merci, parce que n’est pas encore venu le temps que pleuvent les coups sur moi. »
Eh bien, non ! Que personne ne se trompe, il ne s’agit pas aujourd’hui de revendications sectorielles, de querelles de clocher, car ce qui est en jeu, c’est la résistance à un modèle de société, à un modèle de discipline, à un mode d’oppression, à la vie devenue tristesse.
La production capitaliste est diffuse et inégale. C’est pour cela que la lutte, la résistance doivent être multiples, mais aussi solidaires. Il n’y a pas de libération individuelle ou sectorielle. La liberté ne se conjugue qu’en termes universels, ou, dit autrement « ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle de l’autre, mais ma liberté n’existe que sous la condition de la liberté de l’autre ».
Aujourd’hui, nous sommes tous face à un choix de société, non pas face à un choix abstrait, lointain, mais face à un choix qui implique la façon dont nous allons continuer à vivre très concrètement. Nous ne parlons pas de sociétés idéales, ou de modèles politiques à suivre, mais de formes concrètes de vie, dans le seul monde possible qui est celui-ci. Soit nous désirons à vide et de façon velléitaire un « autre monde », et nous subissons la voie de I’ utilitarisme. Soit nous assumons ce monde qui est le nôtre aujourd’hui, ici et maintenant, celui où le corps, des corps, nos corps commencent à se mettre en mouvement.
Autant dire : soit nous nous contentons de la survie disciplinaire, de la tristesse, soit nous résistons et construisons la vie, joyeuse et multiple, donc solidaire.
Nous, nous ne voulons pas que la vie ait comme sens unique celui de l’utilitarisme. Celui où tout sert à quelque chose, où il y a toujours un but, une fonction pré-établie. Car dans le « sens unique », il ne reste plus de temps pour réfléchir, pour questionner... nous sombrons alors dans la société de l’urgence, de toutes les urgences.
Et, l’urgence est la meilleure façon de discipliner les gens. « Nous sommes d’accord, disent les maîtres, bien sûr, mais plus tard, plus tard »
C’est plus tard pour la vie.
C’est plus tard pour la dignité.
C’est toujours plus tard pour la solidarité.
Pour le moment, c’est l’urgence, et ils adorent ça, nos maîtres. les temps d’urgence, « Branle bas de combat... et je ne veux PLUS voir qu’une seule tête ».
Et ces artistes, ceux qui questionnent sans cesse le sens de la vie, mais quelle drôle d’idée ! On se contenterait bien de les voir faire un peu de cirque pour amuser les gens, et l’économie, bien sûr, dirigerait aussi le cirque et les clowns deviendraient des fous du roi.
Les maîtres ne se trompent pas. Notre choix de vie implique un choix de société : celle qui ne veut pas seulement éduquer utile, penser utile, armer les enfants pour l’avenir, gérer efficace, aller vite, produire plus. Une société où la pensée, la poésie, la philosophie, la rêverie ne sont pas considérées comme hors programme. Où la notion de gratuité du temps, de l’échange, sont à nouveau une évidence.
Et si nous refusons l’utilitarisme, ce n’est pas parce qu’il représente un modèle de vie qui nous déplaît, mais c’est au nom de la vie elle-même ... Cela fait-il de nous des gens ridicules ?
Oui, mais aux yeux d’un pouvoir qui se cache derrière le « sérieux gestionnaire ». Et ce sérieux-là, justement, nous ne le trouvons pas très sérieux.
Attention, ils nous désignent comme des surnuméraires, et pour beaucoup de gens, tomber sous cette désignation-là, revient aujourd’hui, à une condamnation grave : chômage, arrêt de soins, fin de droits, expulsion, isolement, mort.
Alors, plutôt que d’essayer de nier, nous disons, oui nous sommes des surnuméraires, mais seulement dans VOTRE modèle de société et même si votre modèle est aujourd’hui dominant, la vie, elle, continue, à travers la création, la solidarité, la pensée, la résistance.
Fragilité...
Nous parlons peur les « surnuméraires » qui sont partis cet été [2003, ndlr].
Une société qui est capable de laisser mourir ses « inutiles », ses « vieux », est une société qui n’a plus d’histoire, qui n’a plus de dignité, car les ancêtres ont pour toujours disparu, en laissant la place à cette nouvelle catégorie de l’économie, le troisième âge.
A cette société-là, qui cache ses faibles, qui oublie ses vieux, qui expulse les handicapés derrière des murs pour oublier sa fragilité, c’est-à-dire la condition humaine, à cette société - là, nous, qui nous déclarons et nous revendiquons « surnuméraires », nous lui disons que la résistance est devenue la seule forme de vie qui nous semble encore digne d’être vécue.
Nous n’avons pas, pour contester, pour résister, à nous déguiser en ministres alternatifs, nous n’avons pas à singer les gestes du pouvoir. Le sérieux ne réside pas dans les formes, mais dans le désir [1] et la construction de la solidarité, ici et maintenant.
Déclaration du Collectif 53
Septembre 2003