Les résultats du rapport des inspecteurs et les propositions qui s’ensuivent pour l’ouverture de nouvelles négociations concernant le régime des intermittents du spectacle ne devraient pas nous étonner [1]. Cela s’inscrit dans la droite ligne d’une politique gouvernementale qui, qu’elle soit de droite ou de gauche - n’oublions pas que la dégressivité [2] a été appliquée par la gauche - vise à éliminer de son champ de vision tout ceux qui ne sont ni riches, ni productifs, en gros ceux qui ne rapportent rien et ne permettent pas au capital de s’engraisser et de fructifier comme il se doit. Les mesures proposées sont à cet égard tout à fait exemplaires et visent à fragiliser les plus sensibles d’entre nous en créant des zones de séparation de plus en plus grandes au sein même du régime.
Pour résumer :
Ceux qui travaillent le plus et gagnent davantage d’argent seront récompensés : Toujours plus.
La grande masse qui atteint juste le seuil des 507 heures sera pénalisée : le taux rabaissé de 31,3 % à 18 % : Toujours moins.
Les Invisibles, tous ceux qui n’arrivent pas à atteindre ce seuil n’apparaissent toujours nulle part : Toujours rien.
Une scission est scandaleusement opérée entre les ouvriers /techniciens et les artistes / réalisateurs avec une modification conséquente du système de calcul.
Les congés maternité et maladie n’entreraient plus dans le calcul des heures travaillées.
Ces propositions sont inacceptables et ne doivent en aucun cas et sous aucune forme être soutenues et considérées par les partenaires sociaux. Aucune négociation ne doit s’engager sur ces bases-là.
Les mesures envisagées ont de quoi nous inquiéter : elles ne s’attaquent pas au symbole des 507 heures, mais entrent directement à l’intérieur du système de calcul et de pourcentage, remettant en cause le principe même de l’allocation de chômage qui est, au départ, rappelons-le, une couverture sociale, c’est-à-dire, une prestation attribuée à une personne pour faire face à des besoins nécessaires et vitaux.
Nous étions plusieurs à soutenir cette idée qu’une façon de repenser le régime des intermittents du spectacle était d’augmenter et de répartir plus équitablement les sommes allouées afin que les plus démunis bénéficient d’une allocation leur permettant de vivre décemment. Nous pensons que le système de calcul de l’assurance chômage devrait échapper à cette logique capitaliste implacable : plus on gagne d’argent, plus on cotise, plus on reçoit.
Nous pensons au contraire que plus on gagne d’argent moins on a besoin d’allocation chômage. Si cette idée pouvait cheminer dans l’esprit des intermittents, des syndicats et des décideurs, nous pourrions envisager de faire de ce système un système équitable. L’équité étant une conception qui nous vient de ce que nous considérons l’égalité non comme une donnée mais comme une forme qui se vérifie. Nous pourrions sur ces bases penser un devenir, plutôt que rester figés et arrimés sur des acquis qui, de toute façon, chaque année, sont menacés, rognés et toujours aux bénéfices de ceux et celles qui sont déjà les plus installés dans leurs professions et vivent confortablement.
Nous ne voulons ni engraisser dans un système où nous finirions par apparaître comme des nantis, ni être dégraissés dans un régime défavorable. De toute façon, nous ne sommes pas des privilégiés, ce sont les autres systèmes d’assurance chômage qui sont indignes. L’insistance des autorités à vouloir écarter les plus pauvres d’entre nous du régime intermittent n’est que le signe fort parmi tant d’autres d’une volonté Européenne et suicidaire : tout sacrifier sur l’autel du contrôle social et de la soi disante rentabilité. Une fois pour toute, il n’y a pas de rentabilité, nous avons tous fait banqueroute.
Nous revendiquons la précarité, elle fait partie intégrante de la vie et de l’exercice des pratiques artistiques. Cette précarité est notre fierté. Nous ne savons pas et ne saurons jamais de quoi demain sera fait, nous ne voulons pas le plein emploi. Les temps de réflexion, d’écriture, de préparation, de composition, d’apprentissage ; ces temps de recherches nécessaires à toute perspective de création ne sont jamais rémunérés par les employeurs et c’est pourtant dans ces temps-là que l’essentiel se constitue. Ces temps libérés des contraintes immédiates de productivité sont l’architecture secrète et vitale de tout acte créatif. L’acte créatif est d’ailleurs l’unique concept autour duquel nos vies se pensent et doivent se penser [3]. L’acte créatif n’est pas l’expression d’une servitude volontaire. Dans un monde assujetti au productivisme et à la marchandise, où le lien social ne se pense pas en dehors de la centralité du travail [4], repensons l’acte créatif comme une expérience qui ne vaut que si elle est partageable, comme cœur vif dans monde malade.
Cette précarité que nous avons désirée et que nous considérons comme nécessaire nous lie fraternellement à tous les autres précaires [5]. Il nous faudra agir et penser avec eux.
Le chômage n’est pour nous ni une simple prestation sociale ni une fatalité, il est constitutif de l’organisation même du temps de travail. Nous sommes en ce sens des salariés intermittents. Ainsi pourrait se définir notre statut social, qui par exemple pourrait être un outil et un modèle de réflexion sur le partage, la réduction du temps de travail.
Cessons de nous faire croire à l’emploi, au plein emploi, arrêtons avec cette vision passéiste.
Avant de s’engager dans toute négociation, donnons-nous le temps d’ouvrir une réflexion véritable : politique et philosophique. Ouvrons une consultation plus large sur la place.
Arrêtons de considérer nos conditions de vie et de travail comme séparées de l’ensemble du corps social.
Retrouvons de la vigueur, pas juste pour maintenir des droits, des acquis, une spécificité, aussi fictive soit-elle [6], mais pour questionner l’état d’asservissement et de subissement dans lequel nous sommes englués, aussi bien dans le domaine réservé de la culture que dans tous les autres secteurs d’activité.
Portons parole, c’est notre travail.
Nous sommes tous des intermittents en devenir.
L’intelligence doit devenir une affaire collective and the rest is silence.
Paris, le 15 décembre 2002.
Groupe Ursule [7]
- Le 26 juin 2003