Nous parlons à partir de lieux – de vie, de soin, de lutte, de transmission de savoirs, fabriques d’art, revues, maisons d’éditions, collectifs politiques...
Ces lieux auxquels nous tenons, et par lesquels nous tenons, ouvrent des espaces constituants dans le monde tel qu’il est. La question de l’accueil, de l’hospitalité et du soin, n’y est jamais acquise : travail inestimable, réinvention permanente du quotidien et des modes de présence et d’habitation. Ouverts à une dimension d’inconnu, ils cherchent aussi à déplacer les frontières sociales existantes, de ce qui est déjà là : monde du soin « et » de l’éducation, de la politique « et » de l’art, du travail « et » du chômage...
Ces outils collectifs s’inventent chemin faisant, parfois sans commune mesure, mais dans la conviction partagée que l’hégémonie du capitalisme ne connaît quant à elle aucune limite, et que c’est sur son emprise que nous butons à tous les coins de rue, à tous les angles de nos pratiques. Face aux injonctions du temps présent, d’un assujettissement toujours plus grand aux logiques de rentabilité, il nous faut continuer à défendre ces lieux contre le repli et l’isolement auxquels on voudrait les réduire, en sortir pour protéger ce qui y a lieu – et pour cela porter le conflit au delà d’eux-mêmes. Ces lieux n’ont d’autre choix que de s’associer, de s’allier pour ouvrir une brèche dans le « réalisme » économique appliqué à la totalité de la vie. C’est un horizon politique commun que nous recherchons avec patience et urgence.
La crise est aujourd’hui l’argument supposé indiscutable pour imposer comme une loi de nature les « politiques d’austérité ». L’objectif est de maintenir la misère matérielle du plus grand nombre et d’exacerber la concurrence de chacun contre tous. Cette misère organisée a pour fonction d’incarner, avec l’argument de la dette, une forme de punition et de marquer du sceau de l’infamie tous les « inaptes », tous ceux qui ne jouent pas le jeu de la concurrence avec succès, tous ceux qui n’y entrent pas. Evaluation et mise en concurrence partout : dans le monde du soin et du chômage, de l’art et de l’éducation, dans les services publics et le monde de l’entreprise – et jusqu’aux moindres dimensions de nos vies.
La signature de la nouvelle convention Unedic sur l’assurance-chômage que le gouvernement vient d’agréer en est le dernier exemple. Sous couvert d’économies déclarées indispensables, il s’agit encore une fois d’attaquer les allocations des chômeurs et toute forme de continuité de revenu hors des périodes d’emploi. Nul autre usage possible du temps que celui de la course à l’emploi précaire, au jour le jour, sans aucune possibilité de se projeter dans l’avenir. Chacun est conduit à devenir entrepreneur de lui-même et, pour ce faire, à s’auto-évaluer en permanence. Toute activité se trouve soumise à l’injonction de la « mise en projet », à la transparence intégrale rendant de plus en plus difficile toute pratique non réductible à ces contraintes : le soin, la transmission des savoirs, la fabrique du sensible, la politique...
Par la grève, le blocage, l’occupation, le mouvement en cours des « chômeurs, précaires, intermittents, intérimaires, avec ou sans papiers » contre la nouvelle convention d’assurance-chômage pose à tous la question d’un temps arraché à l’économie. Ce faisant il interroge et bouscule aussi les lieux qui œuvrent d’une manière ou d’une autre à des formes d’autonomie et de résistance, au risque de leur propre cloisonnement. « Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde », affirmait déjà un slogan des intermittents et précaires en 2009. Il nous faut des lieux pour appuyer les luttes en cours, les amplifier, les faire circuler, mais aussi pour aller au-delà de l’urgence, pour durer. Il est tout aussi nécessaire que les lieux qui existent ou perdurent tant bien que mal soient traversés par les luttes et les conflits réels. Comme par la grève actuelle.
Les lieux et les luttes que nous habitons partagent une conception du faire, du temps et du commun. Il faut nous appuyer sur ces conceptions en partage pour dépasser conjointement le cloisonnement des « lieux » et le caractère éphémère des « mouvements », faire éclater les frontières de l’intervention politique, autrement et ailleurs que depuis des identités auxquelles nous sommes assignés.
Nous savons que nos lieux et nos actes se placent à un niveau incommensurable à celui où opèrent les instances décisionnaires qui orientent la gestion du monde. Allier les lieux pourrait être un premier pas, comme riposte et comme offensive. Le début d’une reprise d’initiative sur ce qui demeure hors de portée pour chaque lieu pris isolément : sur ce capitalisme dont nous ne cessons de dénoncer les ravages sans être à même d’agir efficacement contre lui.
Premiers signataires, participants aux rencontres du Mans (4 et 5 avril, 28 et 29 juin derniers) venus des lieux et collectifs suivants :
La Fonderie, La belle meunière/Le cube (C. Bocher, P. Meunier), Alexis Forestier/ La Quincaillerie, le Ring Théâtre 2 l’Acte, Revue exemple, Editions Nous, collectif kom-post (Camille Louis, Céline Cartillier), Pierre-Ulysse Barranque, Gabriel Condé, CIP-idf, CAFards (Montreuil), Le Labominable, Café-Librairie Michèle Firk à la Parole errante, La Saillante, Bruno de Coninck /La Borde, l’Echangeur (Bagnolet).
Lecture publique et collective dans les rues d’Avignon le 16 juillet 2014