La CIP-IdF n’a jamais donné de consigne, de conseil, de recommandation, d’avertissement, d’encouragement à quiconque ni pour personne concernant des élections. Pour autant, nous avons une pensée politique, ancrée dans notre pratique et notre observation de l’intermittence et de la précarité. Il nous paraît donc utile de relayer deux points de vue concernant le scrutin de dimanche. L’un prône le vote contre le Front National, l’autre le non-vote. Le point commun entre ces deux textes est qu’ils sont écrits par des auteurs ne vivant pas en France - ou pas en permanence - bref un point de vue du dehors. Les deux partent aussi du constat de la radicalisation du capitalisme dans son mode de gouvernement des plus précaires.
Nous invitons à les lire pour nourrir la réflexion de chacun concernant la situation politique en France.
Face au chantage : à propos du 7 mai 2017
Je n’aurai pas le temps de lire aujourd’hui d’autres articles, d’autres études sociologiques, d’autres analyses et d’autres déclarations, il faut garder la petite, préparer le travail du soir, écrire le texte que je devais rendre le 25 avril et dont la remise a été reportée au 2, mais j’en sais déjà assez, je crois. Il faudra bien que je me passe des analyses d’Emmanuel Todd (que j’aimerais lire mais qui sont en accès payant : quelqu’un pourrait-il les publier sur sa page ? sur son profil ?), et de tant d’autres "” il arrive forcément un moment où l’on doit décider seul, avec ce que l’on a, ce que l’on sait en l’état et ce que l’on est.
Je sais quelque chose, même si cela fait longtemps que je n’ai plus le temps de lire et de m’informer autant que je le voudrais (de lire comme à 15 ans, à 20 ans ou à 30) : je sais que la montée du FN n’a cessé d’accompagner l’abandon déclaré, assumé, des classes populaires, des « bastions ouvriers », des chômeurs que les ouvriers de naguère tendent de plus en plus massivement à devenir depuis le tournant des années 80, ne cessent de devenir encore, à Florange, Amiens, Saint-Nazaire, des jeunes travailleurs précaires qui se sont démultipliés dans un champ du travail de moins en moins lisible à partir du milieu des années 70 et aussi, et peut-être avant tout, du monde rural, par les partis et l’ensemble des gouvernements qui se sont succédés depuis 1981 comme par toute une frange de la population (des « classes moyennes éduquées », pour parler à traits larges, et des intellectuels, de ceux qui sont avant tout possesseurs d’un capital culturel, de ceux qui, à un moment de leur vie ou tout au long de leur vie, ont eu le temps de lire).
Je sais que l’alternative qui nous est aujourd’hui proposée (entre la finance ou le fascisme) est une forme particulièrement viciée, particulièrement perverse de reconduction de ce pacte passé dès les premières années du gouvernement socialiste (1983) entre ces mêmes classes moyennes, les professions libérales et le patronat sur le dos de ceux qui ne possèdent pas de capital et, en particulier, pas de capital culturel.
Je sais que, par rupture avec toute une partie du mouvement ayant suivi Mai 68, l’écrasante majorité des intellectuels « de gauche » a, à un moment crucial, pris le parti ou décidé de se retirer du jeu, de la construction de solidarités entre les classes, de l’organisation de transferts et d’échanges réciproques de savoir permettant de bâtir des luttes entre pratiques ouvrières, agricoles et savoir livresque, théorie, réflexion collective, création d’espaces pour un discours et une expérience politique en commun entre l’usine, les champs et l’université ; de cesser d’incarner un point de connexion, de jonction, entre classes populaires et classes passées par l’université (et cela vaut autant pour le monde de la production industrielle que pour le monde rural mais aussi, de manière chaque jour plus aiguë, de la solidarité en acte avec les migrants).
Je sais que la reconduction de ce pacte marqué par l’égoïsme bourgeois le plus étroit ne peut plus aujourd’hui se prévaloir, si elle l’a jamais pu, de cette caution morale qu’était jusqu’à présent censée lui apporter l’injonction du « tous ensemble contre le fascisme », en premier lieu parce que la gauche de gouvernement a transformé l’antiracisme en serpillière de ses opportunismes et de ses reniements, en second lieu parce qu’aucune réflexion sociale n’a jamais accompagné aucun « sursaut républicain ». Privé de toute véritable réflexion sur les causes sociales de la montée de l’extrême-droite, cet antiracisme-là (celui de SOS Racisme comme des grandes manifestations unitaires des années 90 « ” mais certainement pas celui, dans notre enfance, de la belle marche pour l’égalité) n’a jamais été qu’une passoire, qu’un crible ne faisant dans le fond barrage à rien »” la preuve en est apportée aujourd’hui de la façon la plus critique, la plus criante et, au vrai, la plus dramatique qui soit.
Je sais aussi quelque chose du racisme profond qui habite depuis des décennies la société française. Je ne devais pas avoir 8 ans lorsque le gardien de notre ILM (Immeuble à loyer modéré) de Place des Fêtes m’a menacé un jour de me renvoyer dans mon pays « avec un coup de pied dans le cul » « ” et cette remarque m’a certainement marqué à vie. Dans l’immeuble de la rue du docteur Potain où nous avons grandi, mon frère et moi, nos amis s’appelaient Bichara, Céline, David, Samuel, Reda, Anne, Michel, Jérémy, Karim, Eric, Basile, Lamine, Stratos, Frédéric, Moussa, Aïssatou, Heidi, Patrick, Axel. Je me souviens des bavures et du mot ratonnades dont l’écho a suivi toute notre adolescence, et des noms. Je me rappelle avoir, quelques années plus tard, été saisi à la gorge par un policier du commissariat du Forum des Halles et soulevé contre le mur, au bord de l’asphyxie : je venais de protester et de m’opposer à un contrôle d’identité humiliant. Je sais quelque chose de ce racisme : je l’ai reçu dans la face comme une insulte, très jeune, je l’ai senti se refermer sur ma gorge »” moi qui suis pourtant, comme le disait Pasolini, « un petit bourgeois », un privilégié, quelqu’un que les livres protègent, quelqu’un qui, en cas de démêlés avec la justice, aura plus de chances d’échapper à l’incarcération que la plupart de nos amis d’enfance.
Je sais aussi, pour avoir vécu en Grèce ces quinze dernières années, que l’alternative Macron / Le Pen est une nouvelle forme du non-choix auxquels les Grecs, singulièrement, ont été confrontés en juillet puis en septembre 2015. Le chantage exercé alors sur le peuple grec par l’Eurogroupe consistait à faire jouer la menace d’une sortie en catastrophe de l’euro et de l’effondrement, du jour au lendemain, du système bancaire. Le chantage exercé aujourd’hui sur le peuple français est peut-être plus violent encore car il utilise une arme de nature éthique, ou morale : votez pour la finance afin de faire obstacle à l’horreur, au parti de la haine de l’autre. Votez pour les plans d’austérité que nous vous infligerons, car vous n’avez plus le choix.
Mais la finance n’est-elle pas, aussi, un parti de la haine ? De la haine des pauvres, des réfugiés, des ouvriers, des chômeurs, des sans dents, des incultes ? Derrière le visage et les mots étrangement lisses d’Emmanuel Macron, ne faisons pas semblant de ne pas voir, de ne pas entendre les chiffres atroces et le réel des plans d’austérité, celui de l’accroissement de la mortalité infantile et des suicides dans les pays du Sud, les conditions sordides des camps de réfugiés organisés en Grèce sous les auspices de l’Union européenne ni le silence de ceux qui continuent de mourir en Méditerranée.
Le propre de la gouvernance néo-libérale est de nous contraindre à apposer notre signature à son programme de guerre sociale alors même que nous savons qu’il est dirigé contre nous, contre la société, contre ses solidarités les plus élémentaires. À lui donner notre aval, fût-ce sous la menace d’un chantage cru.
Quelle « caution morale » et quel assentiment subjectif apporter à un mouvement incarnant la destruction de plus en plus accélérée, à travers l’Europe, des classes populaires, de toute une partie des classes moyennes mais aussi, à l’échelle mondiale, des ressources naturelles et de la planète entière ?
L’antiracisme quinquennal de la classe dirigeante française n’est fondamentalement que la caution morale d’un égoïsme et d’un cynisme de classe : le vernis dont les intellectuels et une grande partie de l’électorat socialiste tentent de recouvrir leur trahison historique.
Cet antiracisme-là doit finir, est fini : chacun le sait, tant son masque apparaît désormais craquelé, boursouflé, caricature ne pouvant même plus se prévaloir, par différence avec 2002, de la tradition républicaine.
Fascisme, austérité, silence. La seule issue, pour la gauche, consiste désormais à se tenir à distance des injonctions morales d’une hypocrisie absolue de ceux (journalistes, intellectuels organiques du capital) qui, en la pressant de se prononcer en faveur d’E. M., n’ont pas d’autre objectif que de la voir abjurer "” ce qu’Alexis Tsipras, après six mois de gouvernement, s’est résolu à faire, et ce dont Jean-Luc Mélenchon s’est pour le moment heureusement bien gardé.
Elle est surtout de travailler à une nouvelle alliance de classes, de groupes sociaux, de fragments dispersés, désunis, de modes de travail, de modes d’être et de vie, de cultures (« nouvelle » dans le sens où le travail a, depuis les années 70, subi des transformations décisives), en faveur de la redistribution et de la justice sociale : contre une accumulation des richesses devenue proprement monstrueuse, pour leur partage et pour la circulation du savoir à travers l’ensemble du champ social.
Nous sommes des milliers, en ce moment même, à débattre des décisions que nous prendrons le 7 mai, à nous débattre et à nous déchirer, mais peut-être conviendrait-il d’abord de dire l’évidence : que le vers est dans le fruit, que les termes du débat sont faussés. Que ce débat est un piège car il repose sur un chantage et sur l’appui objectif apporté depuis des décennies par l’establishment aux thèses de l’extrême-droite, au détriment des revendications de justice. (Favorisons la création du monstre, nourrissons-le puis déclarons : Votez pour la finance, sans quoi nous sortirons le monstre de sa cage.) Ce débat vicié doit et peut être, maintenant, radicalement dénoncé, contesté dans ses termes. L’alternative entre Macron et Le Pen est le symptôme le plus éclatant de la perversion profonde du système capitaliste contemporain, dans sa forme néo-libérale et (forcément) autoritaire. Nous ne devons pas nous résoudre à ce que « gouvernance » soit désormais, dans tout le continent européen et au-delà, synonyme de « chantage ». Cette imposture doit être maintenant, aujourd’hui, dénoncée et ramenée à ses causes.
Athènes, samedi 29 avril 2017
Dimitris Alexakis
Nouvelles de France : des détections à rude épreuve
Avertissement (pour public averti). Ce texte se mêle de ce qui ne le regarde pas ; il cherche à résister aux sirènes de l’abstention comme à celles de l’union sacrée. Je suis belge, mais si j’étais français, je voterais Macron pour ce deuxième tour : je préfère prévenir. Pour autant, il ne s’agit pas de jeter la pierre morale aux abstentionnistes. Leurs raisons les regardent et ils n’ont sans doute pas besoin de représentants. Non, je m’adresse plutôt ici aux « appels » condamnant par principe le vote au dit deuxième tour au nom d’arguments moralo-politiques à mon sens mortifères. J’ai cependant décidé de prendre au sérieux ces appels et leurs effets possibles : gros score ou élection de MLP.
S’il s’agissait simplement d’élections françaises, je m’abstiendrais. Je m’étais juré de ne pas trop occuper mon temps de pensée, de vie et de conversation à ce sujet. Mais il ne s’agit pas que de cela. De fait, l’événement me semble dépasser les frontières de DescartesLand. Les journalistes du monde entier se sont saisis d’une France dont les éditorialistes locaux se retrouvent contents et, en cachette étonnés, de se voir à nouveau « Lumières du monde ». L’on commente une supposée opposition universelle entre les urbains civilisés High tech’ et les déconnectés localisés. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. A ces propos, Trump/Clinton était plus fascinant que la farce de la farce de la farce.
Par ailleurs, nous sommes nombreux à ne pas considérer vivre « en démocratie » comme s’il s’agissait d’un contenant protecteur qu’il s’agirait de sauver d’un bloc. Tout au plus existe-t-il ici ou là des moments intéressants : l’organisation d’une grève, un club de foot, tel séminaire y compris à l’université, le mariage de ma voisine, etc. Toute une série d’occasions de s’organiser, de penser un peu collectivement. Et ceci se fait d’ailleurs le plus souvent à l’insu du plein gré des élus, quelque fois aussi selon un malentendu entendu, un jeu de dupes où les dupes se laissent mutuellement un peu de marges : jeux de masques. Ajoutons que nous ne nous sentons pas « représentés » par les élus ; mais s’agit-il du seul enjeu d’une élection, moi et mes représentations ?
Alors pourquoi parler de tout cela, notamment en Belgique, pays gouverné par la NVA, faut-il le rappeler ? Pourquoi faire des élections françaises un problème à discuter ? Tout simplement parce qu’il se discute déjà. Et chez nous aussi. Pour notre malheur, nous parlons la même langue que celle utilisée dans le théâtre voisin. Nous pouvons donc tout à la fois nous croire en France, ce qui n’est pas tout à fait exact (le racisme de la NVA n’est pas celui du FN plus libéral dirait-on), ce qui est surtout sans effet. Nous pouvons tout au plus imaginer des modalités de traduction des problèmes français pour ceux sur lesquels nous avons prise. Rien de plus.
L’enjeu est donc de traduction. De quoi s’agit-il ? Qu’y a-t-il de traduisible ? Et d’abord pour qui ? Nous nous situons dans une adresse à ce qui s’appelle « la gauche ». Y compris dans ses aspects les plus théâtralisés. De fait, des poses s’opposent.
La première est majoritaire, dans tous les sens du terme : le blairisme c’est démocratique et le fascisme non. Et le fascisme on sait clairement l’identifier ; c’est le discours des fascistes. Bon, c’est un peu court et de fait, les tenants de la pose opposée ont bien raison de rappeler que cette première option masque mal un moralisme bon teint ; est inefficace ; masque mal également l’idée, purement identitaire, de ne pas se payer la honte aux yeux du monde qui réussit. Et puis surtout, il y a l’innocente bonne conscience selon laquelle l’opposition de « front uni », « comme un seul homme » à MLP nous « sauverait », nous « exempterait » des processus sur lesquels elle s’appuie. Cette critique est légitime. Mais l’autre pose en souffre-t-elle moins ?
De fait, dit la seconde, le libéralisme destructeur prépare au fascisme ; l’horizon Huber a pour revers la matraque ; les morts de Valls et Hollande sont bien réels ; l’immigration « choisie » c’est-à-dire en fonction des talents, c’est-à-dire en fonction des besoins du maître a pour corollaire l’expulsion de ce qui ne s’y conforme pas ; la démocratie-marché suppose des atomes laïcisés à coups de dévoilements les plus divers ; la police de la route et la police soft rendent supportable le hard policing. Bref, en un mot comme en cent, Macron fait le lit du FN, et avant lui Hollande. Encore une fois, je n’ai rien à opposer à cela. Tout ceci est parfaitement correct. C’est juste, ou plutôt c’est « logique », c’est même, je veux bien admettre pour l’occasion que ça existe, une loi historique.
Le problème de cette logique est qu’elle est intraduisible, au sens où elle ne demande aucun effort de traduction. Nous pouvons télécharger l’ensemble et faire comme si le programme allait tourner. Nos pouvions même le dire avant, presque de « tout temps ». Cette logique ne fonctionne que si l’on pense que le « pire » est « déjà » arrivé, qu’au fond ce qui annonce le pire, l’est déjà, bref que le probable, EST le réel, que le LATENT est manifeste. Au fond, au nom du fait, on est d’accord, d’une situation existante catastrophique, un surplus de catastrophe ne CHANGERA RIEN à la situation. C’est pour cela que la question de ce qui fait « le lit de » est devenue un énoncé accusant tout qui ne s’y plie pas d’INEFFICACITE politique.
En fait, la question est technique (efficacité) et, ici, épistémologique. Et pourtant, cet énoncé est étonnant, même d’un point de vue « logique » : je m’oppose à ce qui fait le lit de quelqu’un que je suis prêt à laisser se faire élire tout de suite. Mais techniques et épistémologies ne se réduisent parfois pas à « logique » : l’opposition logique est trop facile. En effet, si l’énoncé fonctionne, rien ne sert d’en appeler à une irrationalité de ceux qui le tiennent. Non, s’il fonctionne, c’est en vertu de l’idée selon laquelle l’accélération des processus rendrait les situations « plus claires », plus « abouties ». L’efficacité technique devient ici une manière d’atteindre la vérité claire du monde à un moment donné. Tout ceci reste parfaitement logique.
Pour autant, quels sont les effets de ces positionnements ? Quel monde fabrique-t-il ?
Tout d’abord, un monde dans lequel « Nous n’avons que trop perdu notre temps ». Car en effet, en venir « enfin » à la situation claire suppose que les luttes « précédentes », il n’y avait rien à en attendre. Le temps « utile » et « efficace » devient donc celui de la réalisation « pure » des tendances du moment ; le reste n’est « que » détails, poubelles de l’histoire. L’on mise alors sur des rapports sociaux – politiques – mis à nus censés, espérons-le, déchaîner les « réactions ».
De fait cependant, les réactions sont venues, mais peu (post FB, Youssef Boussoumah, 25/04/2017). Les morts des banlieues françaises ont provoqué des manifestations mais non un grand renversement. Était-ce que le moment pur n’était pas encore mûr ? On peut en douter. Les attaques envers les chômeurs, au bord de la survie, n’ont pas suscité, alors que nous le pensions, de vagues impressionnantes de solidarité. Nous l’avons appris du néocapitalisme : tous les petits coups se paient, attaquent les subjectivités, empoisonnent les situations de luttes. Ceci devrait être pris en compte : en quoi un « grand coup » en 2017 ou le risque d’un grand coup, ou le signal d’un grand coup (gros score) possible en 2022 est-il de nature à réveiller les subjectivités, comme si au fond, une commune humanité ne demandait qu’à se révolter, qu’à se faire réveiller. En voilà encore une autre affaire, il faut supposer, dans ce monde induit par la seconde pose, cette forme étrange d’humanité.
Par quelque bout que l’on prenne l’affaire, nous sommes bien au cœur du rêve moderne : lois de l’histoire, réalisation des potentiels et infériorisation des précédents (Boaventura Dos Santos, Epistémologies du Sud, 2016), primat à la pureté des situations (si tu votes, alors tu cautionnes, etc., et ça t’empêche de, etc.), pari sur un sens « humain » du scandale, technique comme modalité de réalisation du modèle dessiné au préalable, etc.
Mais répétons-le, le problème n’est pas la fausseté de toute cela, ni même l’inefficacité de ces manières de penser mais leur TROP GRANDE efficacité. A ce petit jeu, où se situe l’évaluation politique ? Où sont nos techniques ? Elles disparaissent. Même un bout de papier dans une urne devient le signe, évidemment fatal, d’une position, la mauvaise, celle qui est inefficace, celle qui « se voile la face ».
Bien évidemment, dira-t-on, ce n’est pas sérieux, « elle ne passera pas », alors « ne cédons pas au chantage ». Mais qui est le « nous » ? : « Ne nous mêlons pas aux voix (voies) compromettantes ? Au moins la dignité des mains propres sera sauvée. Mais de quelles mains s’agit-il ? Non pas de ceux qui ont plus important à faire, ailleurs. Non non, ce ne sont pas des idiots, mais de ceux qui « savent » que les « gens » se prononceront tout de même dans un sens qui affranchit les énonciateurs d’embarrassantes questions. Il sera toujours temps de dire, et c’est prévu au programme, que celles-là se sont fait piéger (médiatiquement, par exemple ou par un système plus ou moins obscur). A ce jeu, « on » est chaque fois « gagnant », du moins dans les discours. Tout le monde peut alors « nous » envier ce savoir pédagogique de « prévision » qui a perdu, entre temps, toute relation à la moindre « puissance » : proposer de « ne pas se compromettre » est en effet un drôle de programme. Que permet-il au juste, précisément, concrètement ? Quels sont les effets de cette proposition ? Sans compter cette confiance aux technologies de savoir susceptibles de gérer des populations (sondages, expertises en sciences sociales, etc.) : ceux qui croient versus ceux qui savent (Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes : Résister à la barbarie qui vient, 2013) ; ceux qui manient les expertises sociales versus les autres. Bien étrange « nous politique ».
D’accord mais pourquoi parler de tout ceci, ici ? Selon le pari suivant. Macron et Le Pen sont comme un hydre à deux têtes, certes. Mais les deux têtes ne fonctionnent peut-être pas selon les mêmes temporalités : « Se demander quelle note est la « meilleure », do, ré ou sol, n’a pas de sens. Cependant, le musicien doit savoir quand et sur quelle touche frapper ». La question devient peut-être, celle du rythme par lesquels les poisons nous tuent selon, à propos du parti communiste allemand, ces formules de Trotsky (Œuvres, 1931). Lequel des deux laisse une chance de s’occuper de l’autre ? Voilà une question « technique » qui n’appelle pas de réponse générale, « une fois pour toutes ».
Cela dépend aussi de notre familiarité aux dits poisons. Je ne suis pas Français mais il semble qu’il ne soit pas fou de reprendre l’affaire, non par une vérité orientée vers les prémisses et leurs logiques implacables, mais par une vérité des effets, des conséquences, qui, elles, sont localisées. Sommes-nous sûrs d’avoir fait le tour de ces conséquences avant de nous parer dans le « ni, ni » et ses autres formes ambiguës aux effets similaires ? Quels sont, techniquement, les délais laissés aux sans-papiers des villes françaises dans l’un et l’autre cas ? Quels sont les délais avant les couvre-feu ? Ou tout simplement les délais pour que le « décomplexé », par exemple le racisme décomplexé, mais également le climato-négationnisme (décomplexé par nature) – le négationniste est bien celui qui ne veut plus payer les conséquences (Bruno Latour, in La Politique est à nous, 2017) plutôt que celui qui croit vraiment ce qu’il dit – approfondisse ses micro-effets, à l’échelle d’une rue, d’une matraque, d’une tour ou d’un bloc, d’un concours de pollution de tradition française ? Quels sont les délais du « dévoilement » ?
De mes études en anthropologie, je retiens que les masques sont importants. Les masques, c’est ce avec quoi il y a moyen de négocier, ce par quoi passent des puissances qui ne sont pas toutes déterminées. Que se passe-t-il lorsqu’un ensemble social perd tout à coup tous ces masques ? Cela peut parfois être utile mais l’utilité, en la matière est sans doute rare. Disons que c’est utile pour les cas de mensonges manifestes, de cachoteries précisément absentes de tout trait dudit masque. Fillon ne masquait pas, il mentait, vampirisait, cachotait.
« Bas les masques », sans être prêts à en découdre sérieusement, si, nous sommes dans un tel état nous faisant en plus voter de la sorte, cela pourrait s’avérer destructeur : c’est se donner un temps très court, trop court. Evidemment, il faut pour cela admettre que peut-être, un racisme structurel articulé à des énoncés racistes décomplexés est plus ravageur qu’un racisme structurel tout court (par exemple). Le masque et ses jeux permet des déviations, à condition de savoir s’y prendre un peu (ce qui n’est pas souvent le cas, on est d’accord), de l’avoir un peu côtoyé : Angela Davis le résumait en disant qu’elle préférait choisir les pouvoirs auxquels elle aurait affaire, qu’elle aurait à combattre. En situation de luttes stratégiques, c’est bien, si nous luttons, que nous pensons qu’il y a moyen de changer les tendances. Pourquoi reléguer cela au « passé » ? Pourquoi nous priver ainsi de nos propres ressources et histoires ? Pour bien se figurer le caractère localisé des réponses, demandons-nous ce qu’ont pensé les résistants au pipeline de Keystone de la rapidité de Trump ? Avaient-ils confiance en Obama ? Pas tous, certainement, et ils avaient bien raison. Mais le caractère précieux du moratoire, peut-on le penser ? A tout le moins, il faudrait hésiter un peu avant de renvoyer dos-dos qui fait le lit et qui est le lit. Ce serait bien. Nous courrons vraiment vers des problèmes plus compliqués qu’un bulletin de vote, vers des situations où la question des effets est à la fois cruciale et sans réponses automatiques (Stengers, Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun), où le temps (et le passé) seront encore moins maîtrisables, susceptibles de se déliter sans nous, où il faudra sans doute éviter les anathèmes des Sachants vis-à-vis de ceux qu’ils définissent comme Croyants (ce pourquoi je ne m’adresse pas aux abstinents mais aux moralisateurs de l’abstinence et à leurs dangereuses certitudes analytiques). Qu’est-ce qui donne un tout petit peu le temps de s’articuler, de penser, de ralentir (ce qui ne veut pas dire « être lent » ou dormir) ? Il s’agit d’une culture à prendre et à apprendre : un art des détections ? Une manière d’être sensible aux intensités, qui, peut-être, comptent, compteront ou comptent pour des alliés potentiels. Mais des « résolutions définitives », et ajoutons « innocentes », il semble que Gaïa ne soit pas alignées sur ce genre de préoccupation (Bruno Latour, Face à Gaïa, 2015).
Ceci vaut pour les « démocrates » moraux comme pour les « abstentionnistes » moraux ; la question est technique, répétons-le. Bon et pour finir, s’il s’agit du cas français en question, une seule question : qui peut se payer le luxe d’attendre les « réalisations » des potentiels présents ? Qui peut se payer le luxe de l’accélération ? Il faut sans doute être pas trop mal assis. On ne sera pas trop à devoir partager les expériences des catastrophes, des manières de ne pas les enchaîner, de ne pas considérer que deux catastrophes sont équivalentes à l’une d’entre elles. Ce sont ces voix que nous pouvons, aussi, faire exister.
David Jamar – sociologue – Université de Mons.