[Coord Nat] CR Saison en lutte et les experts (27/11/04)

jeudi 9 décembre 2004
Dernière modification : jeudi 9 décembre 2004

Coordination Nationale des intermittents et précaires à Dijon 26/27/28 novembre 2004

Forum « Saison en lutte et les experts »

S : Il a été question du rapport Latarjet et des rapports en général : on constate aujourd’hui que ce qu’on supposait dès avant la signature du 26 juin se précise : on est face à une politique qui veut réguler (cf Latarjet). On passe d’une masse d’intermittents d’environ 100 000 personnes et on voudrait arriver à 60 000 intermittents. Politique de dégraissage. A Saison en lutte, il nous a paru important d’affirmer pourquoi on se battait : citation de Cocteau « qu’est-ce que la France, je vous le demande, ôtez le fumier, le coq meurt, qu’est-ce qui arrive... » On se bat pour que des gens qui font des spectacles puissent continuer à le faire, même ceux qu’on juge « médiocres ». Le tri n’est pas faisable sur des modes esthétiques. L’esthétique est au coeur de nos réflexions. Saison en lutte est une commission de réflexion, on pose des questions, on se les pose à nous-mêmes. Maintenant on se les pose publiquement, parce qu’on est au pied du mur. Très pragmatiquement on a organisé des réunions de réflexion, hors spécificités professionnelles, sur des problèmes qui nous étaient communs : par exemple « artistes et techniciens, que partageons-nous ? qu’est-ce qui nous sépare ? », ou « permanents et intermittents : qu’avons-nous à faire ensemble ? ». On a ensuite fait une synthèse (et on peut se rendre sur le site de la CIP-IDF pour y trouver les CR).
Ce qui est mis en cause par l’accord du 26 juin c’est une attaque sur le temps, le temps de travail, on nous demande un gain de productivité. Qu’appellent-ils « professionnalisation » ? ça fait vingt ans que je suis dans ce métier, et je n’ai jamais vu des gens aussi bien formés qu’aujourd’hui. Je n’ai quasiment jamais rencontré de techniciens incompétents. En fait, ce qu’ils veulent, c’est pas des gens qui travaillent bien mais des gens qui travaillent vite, qui sautent d’un projet à l’autre rapidement. C’est sur cette maîtrise du temps qu’on est attaqués. Le maître du jeu sera le maître de nos emplois du temps.
Une autre question récurrente : celle des droits d’auteur. Question assez actuelle. Il y a une lutte très claire sur qui signe quoi. Beaumarchais a fait que les auteurs soient maîtres de leurs œuvres. La signature artistique est quelque chose qui prend de la valeur. En danse contemporaine, qui signe ? c’est un problème. Si c’est le chorégraphe, il signe à partir de matériaux apportés par les danseurs. Il nous a paru très important de revenir sur la notion d’oeuvre, ce qu’on défend ce n’est pas les artistes uniquement, mais les œuvres. On veut pouvoir être jugés sur le long terme, et pas sur un moment T précis. L’évaluation longue, c’est l’oeuvre.
Une réflexion sur la séparation entre artistes et techniciens est à mener. Pour parler du rapport Charpillon, le but est de scinder les artistes et les techniciens. Je ne suis pas convaincu qu’on ait tous poussé la réflexion assez loin sur ce sujet. Réfléchir à ce qui nous sépare, et ce qui peut nous séparer potentiellement. Il y a de vraies résistances sur ce sujet qu’il faut avoir le courage d’affronter.
L’accord du 26 juin aura des conséquences sur les cies. Les ministères, les directeurs de théâtre, en ont marre de voir arriver tous ces dossiers d’artistes qu’ils considèrent « médiocres », tous ces gens qui veulent s’exprimer artistiquement. La tendance actuelle, c’est l’émiettement. On est appelés à devenir les gestionnaires de nos micros structure, il faut que nous devenions des entrepreneurs de nous-mêmes. Difficile de travailler à plusieurs. Chacun est poussé mécaniquement à créer son propre emploi. Donc il y aura de plus en plus de cies, qui seront considérées de plus en plus comme des sous-traitants. Employer quelqu’un, ça emmerde tout le monde, faire un salaire intermittent aussi. Donc ça les arrange si on fait une facture. Les cies servent de variable d’ajustement.
On s’est aussi penchés sur la question de l’évaluation : par qui veut-on être jugés ? on nous dit « on va choisir les meilleurs », cf le programme de l’UMP parle « d’excellence culturelle ». ces choix artistiques ou esthétiques ne sont pas opérés, ou de manière très cachée. Plus personne ne signe de décision quasiment ; maintenant, tout passe par des groupes d’experts qui rendent des avis. On insiste de plus en plus sur l’excellence culturelle, mais en même temps la part critique, esthétique, diminue de plus en plus dans l’évaluation. Au pôle d’excellence, nous on préfère opposer le pôle de radicalité qui nous paraît plus attractif (quelqu’un dans le public demande ce qu’il entend par « radicalité ») : la radicalité, c’est la clarté dans un engagement. Ça veut aussi dire que la décision est signée. On peut se retrouver assez souvent pris à contre-pied, et à défendre des choses contres lesquelles on était. Idée du risque aussi : le danger pour les cies c’est que le risque est assuré exclusivement par les cies, comme le risque financier.

Intervention salle : on s’est enfermés nous-mêmes dans nos prés carrés. Aux réunions d’intermittents il y a même dix ans, il y avait beaucoup de monde, on était plus intéressés par nos destins individuels que par nos cies. L’individualisation de nos cies, on y est déjà depuis longtemps, c’est nous qui l’avons créé.

S : là ça devient intéressant. C’est bien le noeud de la question. Ce qu’on a défendu pendant des années, on se retrouve pris au piège par ça. J’ai défendu pendant des années l’idée qu’on n’avait pas besoin d’une technicité quelconque pour monter sur un plateau. A l’époque, la plus belle reconnaissance, c’était le public qui disait « ah, moi aussi je pourrais faire ça ». on a créé ça, et on est aujourd’hui dans une contradiction. Nos propres pratiques nous ont amenés vers ces contradictions qu’il nous faut maintenant assumer et auxquelles il faut trouver des réponses. Saison en lutte est un lieu de réflexion. La plupart des réponses, on ne les a pas encore, on est en train de les faire. On est dans une situation de crise, on sait qu’on ne reviendra pas à la situation d’avant le 26 juin 03. La page suivante c’est à nous de l’inventer, à partir de ces questions qu’on doit se poser maintenant publiquement. Le Nouveau modèle c’est un début de réponse.
Ce qu’on a gagné de plus précieux dans ce conflit, c’est le droit à la parole, on l’a conquis, il ne faut pas s’en laisser déposséder. La situation de crise permet de dire tout ce qu’on a sur le coeur depuis des années, on ne peut plus se payer de faux consensus. Donc oui, on se retrouve pris à contre-pied parfois. Un exemple, le problème de la fraude. C’est quoi la fraude pour une cie ? une déclaration frauduleuse par exemple. Comment rester dans un système quand on fait tous les mois des déclarations qui sont fausses ? sur le nombre d’heures : généralement on sous déclare ; on fait de fausses déclarations sur la qualification d’emploi, sur les dates... ça se fait depuis des années, ça ne peut pas être sans conséquence. Un mensonge institué qui se répète, dans lequel on est en permanence, ce n’est pas sans conséquence dans notre rapport au monde. Si des inspecteurs du travail viennent dans une cie, c’est terminé. La direction du travail a donné cinq points à contrôler, qu’ils en contrôlent un chez une cie, et elle saute. Par exemple, qui a la signature des chéquiers ? nous sommes tous gestionnaires de nos cies. C’est un vrai problème. Il faut inventer autre chose, c’est le Nouveau modèle par exemple.
Autre exemple : la reconversion, sujet douloureux et polémique. A Saison en lutte, on sait que beaucoup d’entre nous envisagent de se reconvertir, c’est devenu très concret pour beaucoup. Que fait-on avec ça ? Est-on appelés à faire ces métiers toute notre vie ? parfois on n’a plus d’idées. Continuer à le faire parce qu’on ne sait rien faire d’autre ? c’est très cruel pour un comédien, il y a moment où on n’a plus l’âge des rôles, idem dans la danse, à partir de 40 ans. Il ne faut pas que le débat s’arrête. Il faut rester en possibilité de se réunir pour se poser des questions dans les termes qui nous sont propres. Ces questions sont traitées dans les rapports Guillot, Latarjet, mais dans leurs termes à eux, donc avec des réponses qui ne sont pas les nôtres.

Intervention salle (une prof) : j’ai vu le film hier soir à l’Eldorado, puis assisté au débat, je suis le mouvement depuis longtemps, je veux vous mettre en garde : trois journées pour débattre les choses en public, mais votre débat est trop pointu. Si je commence avec mes histoires de prof, on ne s’en sort pas non plus. Avec ce qui se profile, plus personne n’ira au spectacle. Il faut des débats spécifiques dans chaque profession, mais si on n’est pas conscients que ce sont des débats de société, on passe à côté de l’essentiel.

F : ces rencontres sur ces trois jours, et particulièrement aujourd’hui, on les a voulu basées sur nos métiers et effectivement assez spécifiques. Mais c’est aussi parce que nous partons de la réalité de nos métiers que nous arrivons aux autres réalités.

S : la question du public revient régulièrement. Il y a un problème avec le public. On est lucides quand même. Aucun artiste ou technicien ne se pose pas la question du public et de savoir pour qui nous jouons. Il y a une mutation de la société à cet égard. Dans les Club Méd, quand ils faisaient la soirée de fin de vacances il y a dix ans, cinq GO se dévouaient et deux ou trois gentils membres montaient sur scène. Maintenant la situation est inversée, les gentils membres veulent tous faire partie du spectacle, et personne ne veut regarder le spectacle des autres. Ça c’est une réalité aujourd’hui. Quand on fait des lectures, c’est pareil, quelques personnes viennent toujours pour nous dire « ah, moi aussi je voudrais faire des lectures ». Et les salles qui peuvent accueillir 2000 personnes comme ici à Dijon : qui peut les remplir ? à nous d’inventer des lieux aussi, mais on ne reviendra pas dans une situation ou il y avait 20 000 intermittents et 450 000 livres publiés chaque année : aujourd’hui, c’est 900 000 livres publiés. On pense au public, et on en tient compte.

J : on devait parler des experts ce matin : on a parlé de nous, c’est un début. La question de l’expertise est au coeur du mouvement depuis un an et demi. Très frappant de voir comme la plupart des gens dans ce secteur sont obligés à une sorte de science de leur propre situation. Il faut connaître son dossier pour aller le présenter aux Assédic. Le mouvement est né avec des gens qui étaient contraints à cette science de leur situation sociale. Le Nouveau modèle c’est une proposition qu’on fait dans leur langue. On l’a formulé avec cette rhétorique-là qu’on s’est approprié.
Le cheminement de la Coordination est long. Il a abouti à une situation assez étrange car on était moins nombreux au bout d’un an. On avait dit non au protocole, puis on s’est retrouvés à parler avec des économistes du CNRS de la fiscalité, avec le groupe Pollen, du financement de l’Unédic dont le déficit est abyssal et structurel. L’Unédic a été inventé quand le chômage était un accident de carrière ; ce n’est plus le cas, le chômage est devenu la norme dans tous les secteurs, et il faut se pencher sur son financement. Tout ça est énorme.
En face, ils ne nous ont pas attendu pour nommer des experts. Dès l’été 03 la mission Latarjet évalue le spectacle vivant. Puis il y a la demande de l’expertise des coûts du protocole, un accord chiffré de façon fantaisiste par l’Unédic. Et d’une analyse des effets sociaux des différentes formes de propositions. Le nouveau ministre qui est plutôt plus malin que son prédécesseur a nommé des experts :
Premier expert : Lagrave, pour les cas désespérés  : le fonds Lagrave (AFSP), pour rattraper ceux qui sortent du système. Il a été mis en place sans que les Assédic ne l’affichent dans leurs agences. Donc problème d’information. Mais la réduction de la période de référence n’est pas la pire mesure du protocole. Les gens qui sortent du régime le font pour d’autres raisons : il n’est plus possible de cumuler des heures de régime général, il y a le problème des cachets groupés-isolés, etc. Seulement 1986 demandes pour ce fonds, satisfaites pour moitié environ. Donc effet de cette expertise : quasi nul.
2e expert sur le champ d’application : Charpillon. Tout ce qui échappe aux catégories est en trop, cf ceux qui font artiste et technicien, spectacle vivant et cinéma, etc. Il s’y est très mal pris, a voulu faire un consensus, a rassemblé les avis sur la restriction du champ d’application qui est défini par des listes de métiers et les codes NAF et APE des entreprises. En supprimant des métiers et des entreprises employant des intermittents, on supprime des intermittents. Volonté de « professionnaliser » les employeurs. La Coordination a été consultée. Il a tenté de concilier tous ces points de vue, y compris les points de vue syndicaux, ou ceux de qualification, d’ancienneté, ou de « proximité avec l’oeuvre d’art ». Son pré-rapport est si mal fagoté qu’il a fait honte au ministre et qu’il n’a pas été mis en ligne (le rapport sort dans 15 jours).
3e expert, Guillot, consultant au BIPE. Chargé d’évaluer les différentes propositions entre l’ancien protocole et le nouveau. L’Unédic fournit peu de chiffres, ils sont déjà mis en scène, commentés. L’accès à la base de données : on s’est aperçu qu’il ne pouvait rien faire de ces données. Pour évaluer les modèles d’indemnisation, on a besoin du nombre d’indemnisés, de cotisants, de les répartir en fonction des tranches d’heures effectuées, besoin de leur salaire, pour qui ils travaillent, quand ils entrent et sortent. L’Unédic ne garde pas ce dont elle n’a pas besoin. Ils gardent ce dont ils ont besoin pendant 3 ans, puis suppriment les données ou les écrasent. Pas de continuité de structure de ces données. Parmi les choses éliminées, il y a les cotisants non indemnisés, qui représentent environ 50% de cotisants qui ne perçoivent pas de chômage.
La question des salaires : les cotisations chômage sont plafonnées. On cotise sur ses salaires de 0 à 325 euros, et on ne cotise pas au-delà. L’Unédic a les salaires brut, ils s’en servent pour calculer la franchise, puis ils jettent les données et gardent les salaires plafonnés. On sait que l’énorme majorité des intermittents est en dessous d’un SMIC/mois en moyenne. Et au dessus de 5 SMIC annuels, il n’y a aucune donnée, donc rien sur les salaires qui dépassent les 325 euros/jour. Les salaires sont plafonnés contrat par contrat. Donc Guillot n’a pas les chiffres nécessaires à son expertise. Les Coordinations et la CGT lui ont démontré qu’il n’était pas raisonnable de rendre un rapport comme ça. Ce rapport sort mercredi 1er déc, et on sait déjà ce qu’il y a dedans. Il dit qu’il y a trop de gens, ça leur fait du mal ces situations de précarité, donc moins de gens dans le secteur ce serait mieux, ça densifierait l’emploi intermittent, et donc il y aurait plus de gens indemnisés.
On nous a reproché le fait que l’Unédic finançait la production culturelle : c’est vrai. Mais le chômage est un droit, et on abandonne des droits sociaux collectifs pour aller vers une politique discrétionnaire de subventions, d’agréments. On résiste structurellement à de telles analyses, dans le travail discontinu en général, on résiste à ces politiques de restriction de droits sociaux.
L’expert sait qu’il ne peut pas mettre tout ça dans des petites cases, même s’il doit le faire quand même parce que c’est ça qu’on lui demande, il sait que sa démarche est aberrante même d’un point de vue scientifique. C’est vrai que comme dit Stéphane on se bat contre du temps, contre du contrôle, il y a une attaque des droits sociaux et sur tout ce qui ne rentre pas dans les normes qu’on veut nous imposer.

S : le rapport Latarjet (Bernard Latarjet est président du parc et de la grande halle de la Villette) à la suite de l’été 2003, le ministre a proposé un grand débat, de grandes assises pour faire la liste de tout ce qui ne va pas, pour redistribuer mieux l’argent, etc. Personne n’a été dupe, tout le monde a assez vite vu que c’était mettre la charrue avant les boeufs : aucune politique culturelle ne peut être réformée sans un système d’indemnisation du chômage des intermittents. La plupart des artistes et techniciens ont refusé de jouer le jeu, et notamment le Syndéac. Latarjet fait partie de la politique culturelle de Jack Lang. Il n’est pas dupe, il sait très bien dès le début que le protocole du 26 juin 2003 est fatal à ce pour quoi il s’était battu pendant des années. Il accepte la mission en pensant sauver ce qui est sauvable. Il a réussi à remplir son rapport, qui est assez complet, 142 pages, constat des lieux, il y a des choses intéressantes. Défaut : les principaux concernés sont absents. Toutes les personnes interrogées sont directeurs de festival, de théâtre, fonctionnaires au ministère de la culture, etc. Ce rapport se ressent du côté technocratique. Lui veut la « professionnalisation » et la « régulation ». que les artistes soient dans le théâtre. Mais pas un mot sur le financement de tout ça. A Saison en lutte on a travaillé surtout sur le chapitre 3, sur les politiques culturelles, et le rapport est sur le site.

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