vendredi 18 mars 2011
Dernière modification : vendredi 13 avril 2018
Vingt ans avant le CPE, lors d’une autre mobilisation contre une réforme de l’école, la loi Devaquet de 1986, il est question de la fonction de l’université, et - déjà - de blocage, mais aussi de salaire social et d’étudiants-précaires [1].
Rares sont les mouvements qui se terminent par des victoires. Celle du mouvement étudiant et lycéen apparait comme exemplaire. Et pourtant, elle a laissé à tous ceux qui l’ont vécue un goût amer - la mort nous dira-t-on. Un mort dans une société démocratique, ce n’est pas respectable. Un état évolué doit pouvoir user de ses forces de répression sans dérapages. Les 16-20 ans, ceux qui ne sont pas arabes, punks ou qui ne se promènent pas aux Halles le samedi soir n’auraient jamais du savoir qu’un CRS c’est con, ça pue l’alcool, et que ça tue, parce qu’on n’a toujours pas découvert comment contrôler par informatique une ratonnade.
Toute une génération qu’on disait exemplaire car apolitique, morale et confiante dans le progrès technique a pu se rendre compte que la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple, ne marche que lorsque le dit peuple ne s’en sert pas. Ses représentants sont là pour le leur rappeler et quelques tâches de sang permettent de séparer le bon grain de l’ivraie. Alors cette amertume c’est peut-être tout ça.
C’est peut-être aussi l’impression d’avoir arrêté trop tôt. il n’y a rien de plus démoralisant que les lendemains de grève. Tout comme les rentrées de vacances, ils signifient la reprise d’un boulot chiant, le retour à temps rythmé par le travail et la sensation de reperdre tout ce qui semblait gagné, c’est-à-dire de vivre autrement. C’est d’autant plus sensible pour cette grève que le projet Devaquet ne faisait qu’accentuer un système existant déjà. En retirant très rapidement la réforme, le gouvernement a eu l’intelligence d’empêcher que le mouvement n’étende ses revendications à transformer ce qui est, à refuser l’école et son rôle. Car c’est bien de cela qu’il était question :
A quoi sert l’université ? Est elle bien adaptée aux besoins de la société, de la production ?
Adaptée ou adaptable ?
Après avoir entendu pendant des années que la fonction de l’université était de fabriquer des élites, la nouvelle ritournelle veut qu’elle produise des chômeurs.
Si le refrain a changé, l’air reste le même : à savoir que l’université est en dehors de la production, en dehors ou sur les marges du monde du travail. Ces deux assertions sont aussi fausses l’une que l’autre. Depuis 1945, la démocratisation de l’enseignement n’a cessé de progresser, le pourcentage de lycéens et d’étudiants n’a fait que croître. Il faut pas considérer cela comme un cadeau ou comme un souci d’une plus grande égalité, mais tout simplement comme une nécessité de l’appareil productif. La gauche tout comme la droite l’a très bien compris et les 80% de bacheliers que Chevènement réclamait pour la fin du siècle allaient dans ce sens. Dire que l’université doit préparer à un métier est une escroquerie car ce sont justement les métiers qui aboutissent au chômage. Allez voir du côté des LEP et vous aurez une idée de la valeur d’un CAP aujourd’hui.
Ce n’est pas d’ajusteur, de chaudronnier ou de mécanicien dont la société a besoin, ni même d’informaticien mais d’une main d’œuvre suffisamment qualifiée pour s’adapter aux transformations rapides que le travail connaît. Cette qualification ce n’est pas l’apprentissage d’un métier, ce n’est pas le savoir d’un individu qu’il pourra restituer à travers la fabrication d’un objet mais plutôt un savoir social représentant le niveau technologique atteint par la société et nécessaire à la production des biens et des services ; c’est ce savoir que l’école produit et qui est incorporé à l’ensemble des marchandises.
Être adapté, c’est être capable de vérifier que la machine fait bien son travail. on ne demande pas aux gens de fabriquer des ordinateurs, ni même d’être capables de les programmer, mais d’être un maillon de la chaîne de fabrication ou de programmation, et surtout de savoir les utiliser et de passer d’un modèle à l’autre très rapidement, en définitive d’exploiter au maximum les compétences des machines. Les métiers d’autrefois ont été remplacés par une succession d’emplois différents et en même temps similaires. Les individus doivent pouvoir répondre à la mobilité du travail. Et c’est ce que l’on apprend en fac comme au lycée.
La pluridisciplinarité c’est être capable de passer d’une matière à une autre, de s’adapter à des modèles de raisonnements différents comme à autant de modes d’emploi destinés à changer, à se modifier.
La culture ce n’est pas un but en soi, elle n’est que le support à un type de formation. Un étudiant en sortant de la fac, un lycéen après son bac, doit pouvoir travailler dans une banque, à la SNCF ou même dans le privé chez IBM ou BSN Gervais Danone. Que l’entreprise fournisse des billets de train, des logiciels ou de la moutarde, c’est la même compétence, le même savoir qu’on leur demandera.
On veut faire croire que l’état ou les patrons d’industrie souhaitent une université liée aux besoins immédiats de la production, une « université Coca cola » ; c’est vraiment les prendre pour des cons et nous avec. Pourquoi voulez-vous que l’on nous apprenne quelque chose qui n’aura plus cours au moment où nous aurions à le faire. Ce serait le plus sûr moyen d’augmenter le chômage. Or le chômage n’intéresse les patrons que s’ils le contrôlent c’est-à-dire quand il leur permet d’adapter la main d’œuvre en fonction de leurs besoins et non pas l’inverse. D’ailleurs la lecture toute simple des chiffres le prouve : le taux de chômage est beaucoup plus faible parmi les filières classiques que chez les élèves sortis des branches techniques.
La fac : l’école du travail
En fait l’inquiétude ressentie dans les milieux scolaires, ce n’est pas tant la peur du chômage que le type de travail que l’on est sûr de trouver. Car la massification des diplômes cela signifie un travail de merde, comme tous les autres travaux, qui nous échappe totalement aussi sûrement que le travail de l’ouvrier d’usine. La chaîne si elle est devenue abstraite, n’en demeure pas moins une chaîne. Et nous ne pourrons pas plus nous prévaloir d’un savoir faire spécifique, nous ne sommes chacun qu’un parmi des milliers, interchangeables et jetés dans le domaine de la concurrence. Et le salaire que nous pourrons espérer obtenir ne dépassera guère le SMIC. Cette concurrence c’est également l’école qui la gère indirectement. C’est un des rôles de la sélection. À travers des diplômes différents, elle permet de hiérarchiser les individus de leur donner des salaires différents pour le même travail. Prenez l’exemple des profs : quelle différence dans le boulot d’un agrégé ou d’un maitre auxiliaire ; la même merde avec 6 heures de moins et 4000 F en plus pour l’agrégé. Cette même hiérarchisation se trouve dans l’ensemble du public et dans les grandes boites du privé. Elle permet la division en catégories et l’impression que l’on appartient à un corps que le travail et le salaire que l’on nous donne revienne à notre mérite, celui qui nous a permis de décrocher notre diplôme.
La réforme Devaquet voulait aller plus loin dans cette division. En supprimant les diplômes nationaux, elle accentuait encore l’isolement de chacun sur le marché du travail : nous ne faisons plus partie d’une catégorie avec un certain salaire qui s’y rattache, nous devenons seulement un individu avec son propre diplôme.
Mais avec ou sans Devaquet, la sélection continue et les examens permettent toujours de faire croire aux étudiants que leur formation est individuelle -que ce qu’ils ont appris leur appartient en propre- alors qu’elle ne correspond qu’à un niveau de qualification sociale, qu’ils sont complétement interchangeables.
L’autre côté de la sélection c’est de former déjà les lycéens, les étudiants au monde du travail. C’est leur en apprendre le rythme, les cadences et son obligation. Ce sont les contrôles d’absence, les retards sanctionnés, les heures de colle rétablies depuis belle lurette dans les collèges et les lycées . C’est le contrôle continu pour lutter contre le bachotage et être obligé de travailler régulièrement. C’est accepter de s’écraser devant la hiérarchie, d’être infantilisé par les profs et de voir les vigiles jouer le même rôle qu’à Barbes ou Belleville. Le rôle de la sélection, c’est d’acquérir toute la docilité qui est nécessaire et de lutter contre les solidarités. Essayez dans une prépa à un concours de travailler en commun ! Toute aide que pourrait vous apporter un étudiant devient le risque que vous passiez devant et qu’il reste sur le carreau.
Quelle différence entre nos listes de diplômes garnis de diverses mentions et les panneaux vantant les mérites productivistes de tel ou tel ouvrier mineur ou de telle kolkhozienne dans les villes d’Union soviétique. Ici où là, c’est toujours l’idéologie du travail qui est prônée et sa valeur morale. Le travail qui libère l’homme... On admet que dans le monde salarié, la SNCF par exemple, les gens se battent contre les promotions au mérite car on sait ce que ça cache : le flicage, la docilité. Alors pourquoi considérer que les examens dans l’école ont une fonction différente.
« Tout travail mérite salaire »
Mais si dans la réalité, les étudiants, les lycéens représentent une force de travail, jamais cette formation n’est reconnue comme telle, comme du travail fourni et donc rétribuable. Elle est laissée à la charge des individus et présentée comme un enrichissement personnel, un avantage qui nous est donné et qui fera de nous une future élite. Lutter pour obtenir un salaire c’est affirmer que l’école est un lieu de travail comme un autre, c’est se réapproprier cette richesse sociale que nous avons produite et que l’on nous refuse comme on la refuse aux chômeurs, aux femmes au foyer ou qu’on distille avec parcimonie aux salariés. Et qu’on n’aille pas assimiler le salaire étudiant aux bourses. La bourse c’est l’indemnité qui donne bonne conscience à nos démocraties, qui veut faire croire que les chances sont égales pour tous et va permettre aux plus défavorisés de terminer haut-fonctionnaires après avoir passé l’ENA. C’est également subordonner cette indemnité aux salaires des parents. Que nous soyons majeurs ou non, nous restons à la charge de notre famille. Non seulement on nous réduit à l’état d’enfant, mais on fait peser sur nos parents le coût de la reproduction sociale. Cela va tout à fait dans le sens de ce que Stoléru projète sur les indemnités chômage. Il parle de revenu familial et non plus de salaire individuel ce qui signifie que la femme (car ce sera elle) au chômage n’aura plus d’indemnité si on estime que son mari gagne suffisamment. C’est la remettre sous la dépendance du « chef de famille ».
On estime logique que les formations permanentes soient rétribuées. Mais qu’est-ce que l’école sinon la formation permanente par excellence où l’on doit s’adapter aux nouvelles formes du travail.
D’ailleurs l’état fourni déjà des salaires mais à des catégories limitées soit pour des raisons de tradition de lutte, soit à des castes qu’il protège. Les normaliens reçoivent un salaire pour leur formation, les ipesiens également. Savez- vous combien touche un élève agent de police pour sa formation (laquelle !), 6000 F, soit plus que le salaire moyen. Allez voir également du côté des élèves de normale sup, polytechnique ou l’ENA...
Exiger un salaire étudiant, c’est reconnaître nos besoins matériels pour vivre, c’est savoir que pour plus de la moitié, nous sommes des travailleurs précaires ; que pour continuer leurs études la plupart d’entre nous font des petits boulots, que ça soit par le CROUS, au noir, ou dans l’intérim ; et que les chambres de bonne et la bouffe de resto U ressemblent singulièrement aux foyers sonacotra que connaissent bien les immigrés.
Alors ne considérons pas le salaire étudiant comme un vœu utopique. Il ne peut être que le fruit d’un rapport de force entre l’état et nous. L’université est un lieu social comme un autre, que l’on peut bloquer, et nous l’avons montré, pour obtenir nos revendications.
Aux questions que tout le monde se pose aujourd’hui après la lutte nous répondons qu’il faut tout simplement continuer. Continuer la transformation que la grève a opéré, à savoir faire de l’université un lieu de vie et non plus un lieu d’oppression et de contrainte. Un lieu de débat où des structures alternatives doivent être mises en place. Non pas des structures de gestion car nous n’avons rien à gagner dans la cogestion d’un système qui est fait contre nous, mais des structures de lutte, de contre pouvoir contre tout ce qui nous fait chier : des examens injustes au travail gratuit, du refus de la productivité du travail aux contrôles policiers de la fac.
La seule richesse que nous avons à tirer aujourd’hui de l’école c’est la dynamique de lutte qu’elle peut entrainer, à savoir qu’elle a été capable d’arrêter le projet de loi sur le code de la nationalité, de ralentir la frénésie de constructions de prisons (sous couvert de privatisation) et d’empêcher l’internement des drogués ; quelle a permis d’enclencher une nouvelle vague de lutte sur les salaires et les conditions de travail, la SNCF en est un bon exemple.
Il est fini le temps où les étudiants en grève allaient vers l’usine. Ce sont aujourd’hui les ouvriers et les employés qui puissent leurs forces dans le creuset que peut être l’école quand elle devient un lieu de subversion et de générosité sociale.
Cash n°5, janvier 1987.
Cet article fut également publié dans L’incensier.
On trouver d’autres articles de CASH sur internet :
• Chômer payé !, mai 1985.
• Les chômeurs c’est la classe, tract diffusé à la manifestation des chômeurs du 30 mai 1985
• Conseil gratuit, CASH n°1, décembre 1985.
• Les Bourses du travail, berceau de l’identité ouvrière - CASH, journal des chômeurs et des précaires, 1986, n°2, mars 1986.
• L’idéologie est la première arme des exploiteurs, n°3, juin 1986.
Le carrosse du commun et la citrouille individuelle : Qui sait ? Muriel Combes
Inévitablement (après l’école), Julie Roux, enseignante, chômeur, philosophe et chauffeur-livreur
Commencer un mouvement comme si l’on était déjà en train de le continuer... , Pour une politique du savoir, Bernard Aspe, 2009
Dix Thèses sur l’Université Productive, Cristal qui songe, 1997
L’école, atelier de la société-usine, L’école en lutte, 1973
La coordination a dû déménager le 5 mai 2011 pour éviter une expulsion et le paiement de près de 100 000 € d’astreinte. Provisoirement installés dans un placard municipal de 68m2, nous vous demandons de contribuer activement à faire respecter l’engagement de relogement pris par la Ville de Paris. Il s’agit dans les temps qui viennent d’imposer un relogement qui permette de maintenir et développer les activités de ce qui fut de fait un centre social parisien alors que le manque de tels espaces politiques se fait cruellement sentir.
Pour contribuer à la suite :
• faites connaître et signer en ligne Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde.
• indiquez à accueil cip-idf.org un n° de téléphone afin de recevoir un SMS pour être prévenus lors d’actions pour le relogement ou d’autres échéances importantes.
Pour ne pas se laisser faire, agir collectivement :
Permanence CAP d’accueil et d’information sur le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle, lundi de 15h à 17h30. Envoyez questions détaillées, remarques, analyses à cap cip-idf.org
Permanences précarité, lundi de 15h à 17h30. Adressez témoignages, analyses, questions à permanenceprecarite cip-idf.org
À la Cip-idf, commune libre d’aligre, 3 rue d’aligre, Paris 12e
Tel 01 40 34 59 74
[1] Suite de la publication d’articles de CASH, journal de chômeurs et précaires (1985-1989).
Sur l’école, voir également
Appel du 22 février (Rennes II - Tendance gréviste ni CPE ni CDI), 2006
L’école, atelier de la société-usine - L’école-en-lutte, 1973
Dix Thèses sur l’Université Productive - Cristal qui songe, 1997