jeudi 25 août 2011
Dernière modification : lundi 23 juin 2014
La déprolétarisation était une politique d’individualisation, de construction des intérêts individuels et de leur mise en concurrence. Son but était d’affaiblir, autant que possible, l’expression collective des classes laborieuses, toujours supposées dangereuses.
Aujourd’hui, les politiques néolibérales [1] n’affichent ni le même vocabulaire, ni le même programme que les ordolibéraux. Elles n’en gardent pas moins le souci de l’individualisation et de la concurrence pour les exacerber dans la figure de l’entrepreneur individuel qu’elles introduisent aussi dans le social.
Nous publions une série de textes issus d’une recherche collective conduite par la coordination sur la précarité et ses enjeux :
• Dette objective et dette subjective, des droits sociaux à la dette - Enquête collective
• La précarisation et le morcellement du temps - Enquête collective
•Techniques de pouvoir pastoral : le suivi individuel des chômeurs et des allocataires du RSA - Enquête collective
Les inspirateurs et organisateurs de l’« économie sociale de marché » de l’après-guerre en Allemagne, les « ordolibéraux », préconisaient une politique économique et sociale dont l’objectif principale était la « déprolétarisation » de la population. Cette politique se traduisait par la construction de petites unités de production, des aides à l’accession à la propriété de son logement, l’actionnariat populaire, etc. La déprolétarisation était censée conjurer le danger politique de grandes concentrations industrielles, où le prolétariat aurait pu s’organiser et devenir une force politique autonome, à l’instar de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. L’État providence et la cogestion avec les syndicats réformistes dans les entreprises permettaient d’organiser un transfert de richesse réel vers les salariés, qui les impliquait dans la gestion capitaliste de la société. Malgré une « salarisation croissante de l’économie », « un salarié également capitaliste n’est plus un prolétaire » pouvait-on écrire [2].
La déprolétarisation était une politique d’individualisation, de construction des intérêts individuels et de leur mise en concurrence. Son but était d’affaiblir, autant que possible, l’expression collective des classes laborieuses, toujours supposées dangereuses.
Aujourd’hui, les politiques néolibérales n’affichent ni le même vocabulaire, ni le même programme que les ordolibéraux. Elles n’en gardent pas moins le souci de l’individualisation [3] et de la concurrence pour les exacerber dans la figure de l’entrepreneur individuel qu’elles introduisent aussi dans le social.
Comment le gouvernement néolibéral intervient-il dans le social ? Il transforme le social en une fonction de l’entreprise. Il intervient pour favoriser, pour inciter, solliciter et contraindre chaque individu à devenir entrepreneur de soi [4], à devenir son propre capital humain.
Le néolibéralisme est, selon Foucault, un mode de gouvernement qui consomme de la liberté. Pour ce faire, il doit d’abord la produire et l’organiser. La liberté n’est pas pour les néolibéraux une valeur naturelle qui préexiste à l’action gouvernementale et dont il s’agirait de garantir l’exercice (comme dans le libéralisme classique), mais ce dont le marché a besoin pour fonctionner.
La grande différence entre le néolibéralisme contemporain et le libéralisme keynésien est que la liberté qu’il s’agit de fabriquer et d’organiser pour le premier est d’abord celle de l’entreprise et de l’entrepreneur. On peut donc dire que les libéraux pratiquent bel et bien une sorte de politique sociale, puisque la société est, comme dans le keynésianisme, la cible d’une intervention gouvernementale permanente. Ce qui change par rapport à ce dernier, ce sont les objets et les finalités : il s’agit de faire de la société un ensemble d’entreprises et de faire du travailleur lui-même une entreprise individuelle. Les politiques néolibérales impliquent des interventions étatiques aussi nombreuses que les interventions keynésiennes : cependant, à la différence de ces dernières, elles ne visent pas à soutenir la demande mais l’offre. La concurrence et les inégalités (écarts de revenus, de statuts, de formations) auraient le pouvoir d’exciter la passivité du consommateur d’allocations chômage, de RSA, de minima sociaux, pour l’aiguillonner à devenir acteur de sa vie, gérant avisé de son capital le plus précieux, lui-même.
La concurrence et les inégalités doivent contribuer à transmuter le travailleur en capital humain appelé à assurer lui-même d’abord sa formation permanente, mais aussi la croissance, l’accumulation, l’amélioration et la valorisation de lui-même. Il devient son propre capital qu’il lui faut faire fructifier à travers la gestion de son carnet d’adresses, de son agenda, de sa vie conduite selon la logique du rapport entre coûts, investissement et dette, subordonné à la loi de l’offre et de la demande. Le voilà devenu une sorte d’entreprise permanente et multiple. Ce qui est alors demandé aux individus n’est plus seulement d’être productifs au travail, mais d’organiser la rentabilité d’un capital, celui constitué par sa propre personne. L’individu doit se considérer lui-même comme un fragment de capital, une fraction moléculaire du capital. Le travailleur n’est plus un simple facteur de production, l’individu n’est pas, à proprement parler, une force de travail, mais un « capital-compétences », une « machine-compétences », qui va de pair avec ce que le livret ouvrier appelait au XIXe siècle une moralité, et que Foucault décrira pour la fin du XXe siècle comme un « style de vie, un mode de vie » [5], une « forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille » [6].
Cette métamorphose ne peut pas être opérée à travers les augmentations salariales et les dépenses de l’État providence. Les salaires stagnent et les dépenses sociales sont réduites et consistent, de préférence, en aides pour l’entreprise et en dégrèvements fiscaux pour les couches les plus riches de la population.
Un système comme l’État providence arase, même à la marge, les inégalités, il corrige les « irrationalités », il régule les « excès » du marché : c’est selon la logique néolibérale un système anticoncurrentiel. Pour les libéraux, un système qui mutualise les risques fausse en effet la concurrence, puisqu’il introduit de la justice sociale, c’est-à-dire une logique non économique qui entrave le bon fonctionnement du marché, alors même que le marché est perçu par eux comme seul capable d’une distribution rationnelle et efficace des ressources.
Comment donc assurer des ressources au salarié et à l’individu qu’on voudrait transformer en entrepreneur, sans augmenter son salaire ni en faire un « assisté » ? Par l’accès au crédit ! On remplace l’accès aux revenus par l’accès au crédit immobilier, à la consommation, aux assurances. La politique américaine des subprimes promettait de, construire la « société de propriétaires », comme le récitait le président Bush. On a pu juger du succès de l’entreprise en 2008, lorsque cette politique a porté ses fruits et produit la plus grande crise financière, économique et sociale depuis 1929.
Avec les néolibéraux, la déprolétarisation fait un bond en avant dans les discours, mais elle se transforme dans les faits en une précarisation économique et existentielle qui est le nom nouveau d’une réalité ancienne : la prolétarisation. Cette nouvelle prolétarisation touche des couches importantes de classes moyennes et de travailleurs de nouveaux métiers (les intermittents du spectacle, par exemple), de ce qu’on appelait avant son effondrement, la New Economy. L’entrepreneur de soi prend du plomb dans l’aile, et son aspect devient moins flamboyant, moins désirable qu’il ne le fut dans les années 1980 et 1990. Les néolibéraux, en préconisant la déflation salariale et en réduisant drastiquement les dépenses sociales, produisent un entrepreneur de soi, plus ou moins pauvre, plus ou moins endetté, mais toujours précaire qui doit gérer son employabilité, son capital humain, ses dettes et ses difficultés économiques et sociales, bref sa misère comme s’il gérait une entreprise.
En réalité, il n’est pas nécessaire et il n’est pas requis non plus de monter sa petite entreprise individuelle pour être entrepreneur de soi. Il suffit de se comporter comme si on était patron de soi-même, d’épouser la logique patronale, les attitudes entrepreneuriales, la façon de se rapporter au monde, à soi et aux autres d’un chef d’entreprise dans l’exploitation rationnelle de soi. Les stages que proposent les institutions qui ont en charge les chômeurs, les allocataires de RSA, les « assistés », contribuent de façon plus ou moins crédibles à produire un sujet pour l’entreprise, ou du moins un individu qui se soumet de bon cœur à ses sémiotiques et à ses valeurs. La précarisation/prolétarisation, ne signifie pas seulement un appauvrissement économique, mais aussi un assèchement subjectif. Car celui qui la subit perd le contrôle de son temps [7] et de ses propres savoirs et savoir-faire. Ce phénomène est particulièrement évident dans les secteurs les plus industrialisés que notre recherche a étudié, l’audiovisuel.
1. La prolétarisation de différentes générations
Les politiques actuelles de l’emploi et les politiques du workfare (qui visent à forcer, à inciter à l’emploi ceux qui reçoivent des aides sociales) sont des politiques qui introduisent, à des degrés divers, l’insécurité, l’instabilité, l’incertitude, la précarité économique et existentielle dans la vie des individus. Elles insécurisent non seulement la vie des individus, mais aussi leurs rapports à toutes les institutions qui jusque-là les protégeaient.
Les politiques libérales bloquent l’« ascension sociale » que les générations précédentes considéraient comme un acquis de la « modernité » et du développement du capitalisme. Le « progrès », la sortie de la misère « paysanne » vers le travail industriel et vers les « classes moyennes », semblent s’épuiser et se renverser dans une nouvelle pauvreté.
Nous trouvons des données comparables à celles que nous avons établies lors de notre première enquête sur les intermittents, dans des études qui portent sur « les classes moyennes à la dérive » [8]. Le capitalisme contemporain, même pour des métiers comme ceux du spectacle vivant et enregistré, où le niveau de formation est supérieur à la moyenne, « n’est réellement porteur que pour un dixième de la population des nouveaux venus, pour qui le confort demeure incertain puisque se généralise un dispositif de type « ² »²up or out« ² »², ascension ou exclusion ». Nous retrouvons dans l’ensemble des « classes moyennes » le phénomène de polarisation et de fractionnement que nous avons constaté chez les intermittents. Seule une « classe moyenne très supérieure » accède au sommet du salariat privé (avocats d’affaires, experts-comptables, cadres de la finance et management, etc.), mais « à l’autre extrémité, la précarité va de pair avec la modestie du niveau de vie ».
Les jeunes fils des « anciennes classes moyennes » sont à la fois « surdiplômés » et « surabondants » :« Pour les générations âgées de trente à quarante ans aujourd’hui, tandis que le niveau des diplômes croît, que les origines sociales s’élèvent, et donc que les candidats potentiels à l’entrée dans les classes moyennes abondent, la moitié des postes au sein des catégories intermédiaires de statut public ont simplement disparu et leur équivalent dans le privé ont connu une croissance trop lente pour absorber l’expansion des candidatures. Ce décalage n’est nulle part aussi profond que pour ces catégories intermédiaires. »
Nous avons comparé deux générations différentes, lors de deux ateliers réunissant l’un des nouveaux entrants dans le régime de l’intermittence et l’autre des intermittents qui y sont depuis de nombreuses années. Les conclusions convergent et elles représentent la réalité de la plupart des salariés qui travaillent dans ces métiers.
Les extraits de l’atelier des « nouveaux venus » dans le régime de l’intermittence mettent en lumière la condition de ce qu’en Italie on appelle la « génération 1 000 euros », en Espagne et en Grèce, la « génération 700 euros ». Ce sont les revenus avec lesquels les jeunes, en moyenne, vivent dans les différents pays d’Europe.
Une jeune comédienne explique qu’avec les petits boulots qu’elle faisait (standardiste), elle n’arrivait pas à vivre et que ses parents étaient obligés de l’aider.
Comédienne 2 : « J’arrivais à vivre difficilement et quand j’avais envie de faire autrement, ma mère me filait un petit billet. »
Elle s’est sentie immédiatement mal à l’aise, presque coupable.
Comédienne 2 : « J’ai vingt-deux ans. Non, j’ai trente ans ! C’est vrai que le billet à trente ans, c’est un peu dur. Parce que la subordination à ses parents... À trente ans, on a aussi envie de projeter des choses. »
Le néolibéralisme a introduit une discontinuité entre générations, puisque, même très bien formés, les jeunes (comme ceux qui ont participé à l’atelier), se trouvent dans une « galère » qu’ils ne considèrent pas comme un passage de la formation à l’emploi, une initiation à la vie adulte, mais comme une condition permanente, comme un mode de vie qu’ils doivent assumer, à leur corps défendant, sans compter sur le concours de l’État (le régime de l’intermittence, c’est un « plus » et une chance qui, de toute façon, « est destinée à disparaître »).
Comédien : « C’est difficile de faire comprendre ça à une génération qui n’a pas eu à subir ces choses-là. Mais en même temps, ils commencent à nous comprendre, ils commencent à voir. Ça devient une réalité pour eux aussi. »
Comédienne 2 : « Ils commencent à comprendre que c’est plus difficile pour nous que pour eux. Mais quand tu dis que tu n’a pas d’argent, ils ne le comprennent pas. Quand tu vas comparer les prix au supermarché, on te dit : « Mais enfin, prends celui- là, c’est plus joli, c’est mieux ». Mais non, moi je compte, parce que la vie est difficile. La situation actuelle est difficile, j’ai du mal à faire mes courses. Ils peuvent l’entendre comme une abstraction, mais pas concrètement. »
Comédien : « J’adore la phrase « ² »² Mais ça coûte rien, ça coûte 60 euros « ² »². Ça, on l’entend tous les jours. »
Comédienne 2 : « J’ai fait un scandale dans une queue, devant une caisse de supermarché. On avait acheté plein, plein de trucs, on avait fait les courses pour une compagnie... Donc on avait plein de choses, et il y avait une différence de 7 euros dans la note. La nana derrière nous était excédée par le temps qu’on avait pris pour recompter et elle commence à nous dire « Ca va aller, pour 7 euros ! Tant pis quoi ! » À ce moment-là j’étais payée 6 euros 44 centimes net de l’heure... 6,44 euros c’est une heure de standard. Ce n’est pas une heure à bouquiner dans un parc. C’est une heure en uniforme, avec une minijupe, à sourire à des gens qui te prennent pour... Bref. Et là, c’est parti très, très vite. On peut bien comprendre que la situation des jeunes est difficile, mais quand même 7 euros, faut pas déconner ! »
L’appauvrissement économique s’accompagne d’un appauvrissement subjectif, c’est-à-dire d’une dépendance qui génère une infantilisation qui se prolonge dans la vie et dont on ne voit pas le bout. Ce phénomène de jeunes qui prolongent à l’infini ce qui autrefois n’était qu’une étape dans la vie professionnelle, touche tous les pays d’Europe. Les « jeunes » sortent de plus en plus tard du foyer familial et dépendent encore, si les familles le peuvent, de leur aides.
M. S. : « C’est sûr qu’il y a un rapport à ce que c’est-ce qu’être jeune aujourd’hui... Moi, j’ai trente-trois ans, et on est des petits, petits, petits. Aux yeux de l’institution, on débarque, on est des poussins. Alors que j’ai quand même trente-trois ans. Il y a quinze ans, des gens de mon âge, étaient bien plus assis. Je dis ça, parce qu’il y a une précarisation, une infantilisation qui va avec la précarisation. »
Comédienne 2 : « Ça crée un âge qui n’existe pas. On n’est plus des ados, on n’est plus des enfants, mais on n’est pas tout à fait des adultes. Moi, je n’ai pas eu de frigo pendant x milliards d’années, parce que dans l’appartement précédent, c’était trop petit, et je n’avais de fric. Je pouvais mettre des choses au frais sur la fenêtre, l’hiver, c’était tout ! Finalement j’ai acheté un frigo, et quand les mecs sont venus me le livrer, ils ont dit : « Ah ! Une étudiante dans un appartement d’étudiante ». Et ben, non ! J’ai trente balais, et j’en ai marre. »
Comédien : « Cette situation commence à me peser considérablement. Ca me pèse. C’est humiliant ! »
Comédienne 2 : « C’est ça, c’est humiliant. Et je me demande si on va arriver au même phénomène qu’en Italie, des gens qui ne partent plus de chez leurs parents. Qui ont trente, quarante ans et qui ne partent pas parce qu’ils n’ont pas les moyens de le faire. »
Les politiques libérales de l’après-guerre étaient encore des politiques « progressistes » qui, tout en dépolitisant la relation de travail et les relations sociales, assuraient une montée dans la stratification sociale. La force du capitalisme tenait à cette sensation, peu importe qu’elle ait été réelle ou fantasmée, de « progrès continu ». Aujourd’hui, le sentiment qui prime est celui du blocage et/ou du déclassement.
Comédienne 2 : « Oui, c’est exactement ce que je vis. Mes parents n’avaient pas peur, car mes arrière-grands-parents étaient dans une merde noire. Pour mes grands-parents, ça allait un peu mieux, et pour mes parents ça allait encore mieux. Donc, moi j’avais en tête la même idée que mes parents : il n’y a pas de raison que ça ne continue pas, ça va aller mieux ou ça va aller pareil. »
Comédien : « Nos parents ne pouvaient pas imaginer que ça pouvait être difficile pour nous au niveau du caddie. Le caddie, on pensait que c’était quelque chose qui était un petit peu résolu. »
Comédienne 2 : « Mes parents ont encore du mal à réaliser notre situation. »
Un intermittent, avec vingt-deux ans d’expérience dans le métier de la prise de vue, a la même appréhension subjective de sa condition. Et pourtant, il n’est jamais sorti du régime, il a un bon salaire, une maison (payée à crédit) mais, et notamment à partir de 2003, un sentiment de précarité et d’insécurité s’installe. Plusieurs éléments indiquent une précarisation.
« C’est l’effet double peine : non seulement nous sommes précarisés par notre situation, avec un système de travail à la journée, de l’ultra court, mais le changement de statut, les modifications du régime d’assurance chômage, rajoute un petit piment dans cette histoire. Donc la pression qu’on nous mettait comme précaires, nous est imposée d’autant plus facilement aujourd’hui qu’en plus on nous réduit les Assedic. Tout est mêlé, l’avènement de la technologie numérique et la TNT dans le milieu télé, plus la précarité, plus l’application des nouvelles conventions collectives [soit l’application stricte des salaires minima], font que c’est une espèce de salmigondis nocif pour nous. Tout part à vau-l’eau. C’est super triste. Je n’ai jamais perdu mon statut, mais je me demande ce qui va se passer à la rentrée... Malgré vingt-deux ans d’expérience : j’ai tout filmé, la guerre, les accouchements, les matchs de foot, les cocktails Molotov... Je me suis pris des beignes dans la gueule... je suis allé à la Maison Blanche, à l’ONU... »
Nous retrouvons, dans une situation complètement différente de celle des nouveaux entrants, le même sentiment de déclassement, d’insécurité, et de peur de l’avenir, accentué du fait que, contrairement aux jeunes générations, il a connu une situation « meilleure ».
« Socialement, toutes ces années, on a cru qu’on était des employés normaux. Je pensais que je pouvais vivre la vie que mes parents ont vécue, j’ai cru ça. J’ai des crédits, j’ai une maison, paye des impôts, mais ai l’impression que tout ça est construit sur pilotis et que du jour au lendemain ça peut s’effondrer ! Que, du coup, je me serais fait croire à une vie professionnelle et sociale conventionnelle, juste parce qu’on a des salaires, que le boulot roule. Est-ce ma nature anxieuse qui me fait penser ça ? Je n’en n’ai pas le sentiment, je sais qu’aujourd’hui encore, après vingt-deux ans d’exercice, je peux me dire : ça peut s’arrêter demain. »
Ce processus de précarisation s’accompagne le plus souvent, notamment pour les chômeurs et les allocataires, par une injonction à devenir actif, autonome, par une sollicitation à sortir de l’assistance, pour prendre son destin en main, pour devenir « entrepreneur ». Même si vous ne devenez pas réellement entrepreneur, on vous invite à en épouser le langage et le comportement. Dans le néolibéralisme s’installe une étrange mixité de précarisation/prolétarisation et de discours entrepreneurial.
2. Devenir une petite entreprise, de la misère à la pauvreté : entretien avec un animateur d’établissement culturel de formation
La précarisation/prolétarisation réclame des solutions institutionnelles inédites. Une nouvelle sensibilité se fait jour désormais, qui mise sur l’engagement entrepreneurial des précaires, des pauvres et des « assistés ». Nous avons rencontré différentes modalités de cet engagement. Elles convergent toutes sur la nécessité de responsabiliser, de mobiliser, d’impliquer les individus en les tenant responsables de leur propre sort (version libérale) et de les transformer d’« assistés » en acteurs de leur propre destin (version social-démocrate).
La Ville de Paris, comme la plupart des partis politiques et des institutions de l’État providence, ne croit plus à la viabilité économique des droits sociaux, et elle ouvre des centres expérimentaux pour former les individus à devenir, à se penser et à agir comme des microentreprises. La politique de l’emploi est en train de se muer en politique visant à la création, pour les chômeurs, les précaires, les « assistés » (allocataires du RSA), de leur propre emploi.
Le sens de cette démarche est très bien explicité dans cet entretien avec le responsable de l’un des programmes financés par la Mairie de Paris pour expérimenter des nouvelles formes d’autoemploi, pour la transformation des artistes (notamment les plasticiens) au RSA en entreprises individuelles.
Le responsable de ces stages, comme la grande majorité des personnes qui animent les cours de formation pour chômeurs et allocataires que nous avons interviewés, ne croit pas à la possibilité de pérenniser le régime de l’intermittence et, plus généralement les droits sociaux. « L’intermittence, c’est fini, elle n’est plus viable économiquement. (...) L’intermittence est bien parce que elle a reconnu l’artiste comme salarié, mais elle le met dans une posture d’assisté ».
Le suivi, sur deux ans, de l’artiste au RSA, par une équipe de comptables, experts en droit de l’entreprise, en marché de l’art etc., est symptomatique de ce mariage improbable entre la logique de l’entreprise et la réalité de la précarité et de la pauvreté.
Le but, nous a expliqué le responsable, est de « faire passer l’artiste de la misère à la pauvreté » à travers la constitution d’une petite entreprise. Le « nirvana » (autre expression employée par l’interviewé) pour ces artistes reconvertis en petits entrepreneurs est d’arriver à faire un chiffre d’affaire égal au SMIC, puisque dans les conditions actuelles, il n’y a pas d’autre alternative que de devenir une petite entreprise, que d’apprendre la comptabilité, que d’assumer la façon de penser, de voir le monde et de se comporter de l’entrepreneur. Et pour ce faire il faut opérer une reconversion « subjective ».
Il faut signaler que cette orientation est partagée par un grand nombre de personnes, d’institutions et de syndicats, même si elle n’est jamais ouvertement énoncée dans des situations officielles. L’intérêt de cet entretien réside dans le fait qu’il synthétise de façon paradigmatique un discours ambiant. La nécessaire redéfinition des droits sociaux, tels qu’ils ont été institués dans l’après-guerre, débouche sur des discours et des pratiques paradoxales, dont cet entretien est un très bon exemple : on veut faire sortir les « pauvres » (dans ce cas les artistes) de l’« assistance » et on construit une petite entreprise qui sera aussi et inévitablement « assistée » puisque non viable du point de vue strictement économique, comme nous a confié le responsable (« On continue à les accompagner après la fin du stage »), on veut rendre les personnes « autonomes » [9] et on les suit pas à pas, on les conseille, on les sollicite, on les coache.
La logique de cette formation n’est pas aussi féroce que celle de l’idéologie libérale, au contraire, puisqu’elle émerge d’un milieu associatif, mais le résultat est le même : l’individualisation. Les droits sociaux sont pour tous, ils impliquent solidarité, mutualisation et engendrent des luttes, des formes de résistance et d’organisation collectives. Ici, par contre on apprend « le chacun pour soi » et le « marché pour tous ».
L’individualisation visée par cette formation est spécifique, puisque elle est aidée, soutenue, sollicité par le « social », organisée par des acteurs du monde associatif et culturel. L’individualisation constitue un renversement de la logique de mutualisation et de solidarité du mouvement ouvrier. Les premières formes du mouvement ouvrier organisaient le passage de l’intérêt individuel à la mutualisation des ressources, de la débrouille individuelle à la solidarité et l’entraide collectives, tandis qu’aujourd’hui, ce que l’on voit se dessiner est la mobilisation de financements, des personnels, de la formation, des espaces et des structures pour former un « individu entrepreneur ».
Ce qui se produit ici à un niveau micropolitique, informe la logique des institutions de l’État providence au niveau macropolitique.
À partir de la figure de l’artiste au RSA reconverti à la petite entreprise, on expérimente la construction d’une force de travail flexible, mobile, adaptable et qui fonctionne à bas coûts. Le régime de l’intermittence assure une « continuité de revenus » en intégrant la discontinuité et la précarité du salaire par des allocations « chômage » à des métiers qui fonctionnent sur le « multiemploi », le « multiemployeur ». L’expérimentation veut substituer à l’agencement de salaires et d’allocations de l’intermittence une simple « continuité salariale » garantie par l’autoentreprenariat. Comment assurer une continuité des revenus pour une personne qui exerce plusieurs emplois pour différents employeurs, une fois que les droits sociaux (à l’intermittence) fonctionnent pour un nombre de plus en plus restreint d’ayants droit ? Par l’entreprise individuelle.
« Ce qui m’intéressait, c’est de trouver aujourd’hui des solutions - et là je pense qu’on est en train de les trouver - pour permettre, dans le champ artistique, de croiser trois choses : le multiemploi, le multiemployeur – si besoin – et la continuité salariale. »
« L’idée, c’est : des artistes en CDI, le CDI ne voulant plus dire grand-chose à l’heure actuelle. On n’est pas plus protégé en CDI qu’en CDD, presque moins. Donc une continuité salariale, avec un salaire à temps plein, si possible, avec les activités artistiques au centre de cette activité à temps plein, sans que ce soit la totalité. Et là je pense qu’on est en train, depuis deux ans, d’expérimenter des formes, et on verra si on a raison ou pas. Il y a deux ans qu’on expérimente, et là on a trouvé une solution intéressante, au-delà de ce que demandait la Ville de Paris. »
Les risques, les coûts – économiques, sociaux et subjectifs – de la précarité inévitablement liés au multiemploi et aux multiemployeurs, ne sont plus socialisés et relativement mutualisés, comme dans le régime de l’intermittence, mais assumés individuellement : le passage de l’« assistance » à l’« autonomie » se résume fondamentalement à cette responsabilisation dans la création de sa propre « continuité salariale ». Le travail « artistique » ne suffit pas, il faut donc cumuler plusieurs petits boulots et les gérer selon une logique entrepreneuriale.
« Le troisième cercle, c’est l’emploi de complément. Par exemple, moi, je suis électricien dans le bâtiment, et je faisais des chantiers pour m’en sortir. L’art comme moyen sera une nourriture pour l’expression artistique, plus les chantiers nourriciers déclarés pour boucler mon Smic dans ma microentreprise. Et si l’an prochain je n’en ai pas besoin, j’arrête le multiemploi avec un emploi unique, et pas forcément lui-même, car je demande aux gens de s’associer avec d’autres, en SARL ou en association. En général, je propose l’association. »
Le responsable de la formation ne croit pas à la reconversion professionnelle de l’artiste et il a intégré la fin de la logique du « plein emploi ». La sortie de la logique du plein emploi se fait en transférant le mode de fonctionnement de l’intermittence, telle qu’elle existait avant 2003, à l’entreprise individuelle. Jusqu’en 2003, on pouvait ouvrir des droits à l’intermittence en cumulant des heures d’emploi exercées dans le « régime général ». Aujourd’hui, ce n’est plus le cas puisque le nouveau protocole interdit cette possibilité, donc c’est l’économie de l’« entreprise » qui doit pouvoir organiser et rendre viables le cumul de différents emplois et employeurs.
« Moi, je ne crois pas à la reconversion de l’artiste [voir les référents RMI, complètement perdus devant les artistes, qui leur disent : « ² »² Si vous pouviez trouver du boulot dans la boulangerie, ça nous arrangerait bien « ² »²]. Et donc on travaille beaucoup plus sur la structuration économique de l’artiste, même s’il ne trouve pas toutes ses ressources dans le secteur artistique, loin de là, mais pour que son œuvre soit au centre de sa réflexion économique. Et si on monte un plan économique pour cet artiste ce sera bénéfique pour sa création, et pas le contraire. Ce qui ne veut pas dire que l’ensemble de son travail soit occupé par son art. Ce que je dis : le plan économique peut aller de l’emploi de complément à la vente d’œuvres, et il doit être bénéfique pour sa création d’art. De ça, on est bien d’accord avec l’artiste. »
Au lieu de penser et d’organiser l’extension du fonctionnement de l’intermittence – qui, dans sa version d’avant 2003, était le régime qui couvrait le mieux les risques de la discontinuité de l’emploi et du revenu – à d’autres « métiers culturels » et à toutes les catégories d’emplois discontinus et précaires, au lieu de formuler à nouveaux frais ce que Robert Castel définit comme la « richesse sociale » (les droits sociaux comme « droits de propriété de ceux qui ne sont pas propriétaires »), on pense à comment donner un statut d’entreprise individuelle aux « artistes ». Le responsable, tout en reconnaissant que seule l’intermittence peut garantir, dans les conditions d’emploi discontinu et de revenu discontinu, de « vivre de son art », l’écarte comme possibilité.
« Pour nous, les plasticiens, c’est le cœur de cible, avec aussi les cinéastes, vidéastes et écrivains. Mais, à la différence de Pratique caméra, on est dans le champ de la création d’entreprise culturelle et non dans l’industrie culturelle ou sur un marché existant.
Il y a trois milieux différents. Face aux cinéastes, vous avez l’industrie culturelle ; face au spectacle vivant, c’est un milieu et un marché structurés de lieux portés par des collectivités territoriales, des institutions culturelles ; pour les plasticiens, il y a un microcosme formé par les galeries, trois musées et cinq collectionneurs... Donc le marché, c’est dix plasticiens qui vivent de leur art et tout le reste égale rien. Donc, avec le spectacle vivant et le cinéma, on est dans des milieux structurés et salariés, alors qu’avec l’art plastique, tout est à faire, on est dans l’économie du XIXe siècle : l’artiste indépendant qui vend ses œuvres, comme le tâcheron vendait son travail ; alors que d’autres se sont salariés, structurés. Le gros avantage de l’intermittence, c’est que cela a permis de transformer l’artiste indépendant en salarié, donc de lui faire gagner de la protection sociale, alors que dans le champ de l’art plastique, on a en face de soi des travailleurs indépendants où il y a moins de protection sociale, ce qui correspond à l’économie du XIXe siècle : le journalier, le tâcheron, le petit commerçant en son nom propre, ou l’artisan en son nom propre. C’est le XIXe siècle, plutôt que la SARL d’aujourd’hui avec la protection sociale qui est nécessaire à nos époques. »
« Et si on leur dit : « ² »² Vous allez gagner votre vie avec l’art « ² »², on leur ment. Seule l’intermittence permet de vivre grâce aux indemnités chômage, en fait. Or, dans l’art plastoc [sic], ça n’existe pas. Donc, il s’agit d’être inventif. »
La constitution et la gestion de la petite entreprise individuelle impliquent une transformation du mode de vie de l’artiste qui ne va pas de soi. Pour s’accoutumer et apprendre ce nouveau style de vie, cette façon de penser et d’agir, l’institution de formation met en place un suivi individuel qui durera deux ans. Toute une noria d’experts, de comptables, de conseillers culturels sont mobilisés, qui finalement, sous couverture de savoirs techniques, travaillent à la production de nouvelles subjectivités.
Des structures prestataires, qui ne font pas partie de l’État providence, qui ont une origine associative, assument les mêmes méthodes de travail avec les « usagers », puisque ce suivi n’est qu’un avatar du pouvoir pastoral dont nous avons parlé à propos du suivi individuel des allocataires du RSA [10].
« On a une séance individuelle assez importante avec Claire, l’artiste, et moi – sur son point de départ et son point d’arrivée – et, à partir de là, je trouve la formule la plus intelligente pour faire fonctionner son économie de vie par rapport à son projet artistique : le dossier de présentation, le budget prévisionnel, la structure juridique, la recherche de financement, les moyens de communication... »
« Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas les deux ans [la durée du suivi], mais que le projet réussisse et qu’ils soient salariés de leur petite entreprise. »
L’artiste bénéficiaire du RSA passe d’un suivi individuel à un autre. La dépendance que les politiques sociales imposent, se poursuit dans un cadre plus convivial, mais tout aussi contraignant. Et le suivi se poursuivra au-delà de deux ans puisque les artistes jeunes entrepreneurs continuerons à être suivis, conseillés, guidés.
De l’« assistance », à l’« autonomie », il n’y a pas beaucoup de différence, vous êtes toujours sous l’œil d’un coach.
« Ils viennent du RSA, ils sont très fragiles, pas de capital. La première année, au premier incident, logiquement, ils tombent. Et c’est pourquoi on les met dans un groupement d’employeurs qui va avoir en son sein un personnel commun, et [pour la personne,] soit sa propre organisation lui suffit et elle se débrouille toute seule, soit elle demande à être salariée du GE [Groupement d’employeurs] qui va la payer et qui va facturer le coût de sa structure. Et s’il y a un couac, pendant deux mois, l’ensemble du GE paie et va lui proposer un travail pour les deux mois où elle n’a pas pu payer le GE. »
On pourra bien attribuer les meilleures intentions du monde à cette association prestataire de la Ville de Paris et à ses animateurs. Le résultat est dans la production de ce que nous avons défini : l’entrepreneur pauvre et/ou endetté. Pauvre et endetté, mais entrepreneur, comptable, gérant de sa « propre pauvreté ». On comprend la réticence des artistes : pourquoi se donner du mal, s’investir dans une logique entrepreneuriale, pour passer de la « misère » à la « pauvreté » ?
« Parce que moi, mon but, c’est de faire passer les gens de la misère à la pauvreté. Moi, je suis pour l’éloge de la pauvreté. Quatre milliards de pauvres, on y arrivera ; pas quatre milliards de riches. Moi, je suis pragmatique. Un Smic, c’est 1 100 euros par mois plus les charges. Donc, avec un CA de 25 000 euros, on arrive à se salarier au Smic. Vous passez de la misère, avec le RSA à 400 euros par mois, à la pauvreté avec 1 100 euros par mois, à une pauvreté digne. »
Même à partir des paroles de ce responsable, on peut arriver à comprendre qu‘il y a des « résistances et des réticences ». Les gens ne sont pas dupes. Ils ne comprennent pas pourquoi il faudrait faire cette reconversion subjective qui les transforme en petits entrepreneurs de leur propre pauvreté, pour gagner un peu plus que les allocations, en changeant de mode de vie, de façon de penser et d’approcher le monde. Beaucoup de ces artistes ce sont engagés dans la production d’œuvres, comme dit notre interviewé, poussé pour faire autre chose que le travail salarié, pour ne pas être dans la logique concurrentielle, pour ne pas « perdre sa vie à la gagner ».
« Certains sont prêts à créer leur micro-entreprise, et je leur dis : « ² »² Allez-y ! « ² »² Eh bien, non ! Ils ne veulent pas le faire... car nous sommes dans une société du « ² »²gagner-son-pain« ² »², et eux dans un univers du besoin de créer. Cela se traduit par un conflit avec la société, entre leur besoin de créer et le temps nécessaire pour gagner leur vie. Et ils vont privilégier l’œuvre au gain, donc, et vont tomber dans une trappe d’inactivité sociale. Et leur dire : « ² »² Faites boulanger ! « ² »² Non ! J’ai plein d’artistes qui sont de très bons électriciens et de très bons peintres, mais s’ils font ça, ils se remettent à boire, à se droguer, etc. Car s’ils sont tombés dans l’alcool, c’est qu’ils ne supportaient plus leur travail de gagne-pain. Donc, ça ne marche pas. »
« Si vous dites à quelqu’un tout seul : « ² »² Crée ta micro-entreprise « ² »², il se dit : « ² »² Je gagne 10 000 euros, je vais en gagner 25 000 « ² »². Mais il se dit aussi : « ² »² Je connais le RMI, pourquoi vais-je me mettre dans un tas d’emmerdes ? « ² »² Je crois qu’on peut avoir 60 à 80 % de consolidations, c’est-à-dire des gens qui, au bout de deux ans, auront une entreprise solide. » (Nous n’avons pu vérifier cette affirmation.)
La synthèse de la pensée de l’animateur est la suivante : les droits sociaux de l’intermittence n’existent pas pour les artistes plasticiens. Mais il n’existerons pas non plus, dans un futur plus ou moins proche, pour les artistes qui aujourd’hui en bénéficient. Donc, ce qu’il est en train d’expérimenter, c’est l’avenir du travail artistique en général, une fois que l’intermittence sera vidée de son contenu et de son sens.
« Au lieu des droits de l’intermittence que vous n’avez pas, vous développez un projet économique. Au lieu d’être accroché en permanence au téléphone, on peut faire la même chose en ayant un emploi de complément ou, surtout, des activités paraculturelles qui vont nourrir leur art. On est, en France, dans un schéma de l’artiste hors du monde, et la contrainte rend créatif. Moi, mon gars, je l’oblige à créer des ateliers pour enfants qui vont lui créer des ressources, et une expérience qui va le rendre encore plus créatif. »
Cet entretien manifestate la difficulté à se positionner dans une phase socio-politico-économique entre, d’une part, la nécessaire métamorphose de droits sociaux hérités du fordisme de l’après-guerre et qu’il faut adapter et repenser pour un type d’ « emploi » et de « chômage », radicalement différents de ceux des Trente Glorieuses. Et, d’autre part, les politiques néolibérales de restructuration de l’État providence qui tendent à imputer à l’usager les coûts et les risques que les entreprises et l’État ne veulent pas assumer. Au milieu de cette « grande transformation », les milieux associatifs semblent hésiter et s’interroger. Cet entretien est symptomatique de la difficulté de l’invention socio-politique dont nous aurions besoin.
3. La formation et les stages : l’« usinage sémiotique » de la subjectivité des chômeurs
Les politiques de transformation du salarié, du chômeur, de l’allocataire du RSA en « entrepreneur de soi-même » passent par une multiplicité de dispositifs. Les plus « efficaces » sont les stages de formation et de reconversion de Pôle emploi. Nous y avons recueilli deux témoignages de stages obligatoires que les agents de Pôle emploi imposent aux chômeurs, faute de quoi il y a radiation. Le premier stage de stratégie de recherche d’emploi (STR), d’une durée de 4 jours (3 jours et demi, en fait) regroupe cadres et non cadres [11]. Le deuxième s’est déroulé dans une antenne de Pôle emploi cadres.
Le plus impressionnant dans ces stages, mais aussi dans le travail de Pôle emploi, c’est la sensation d’être immergé dans un bain de novlangue. La langue parlée par les animateurs et la langue écrite des textes distribués, le lexique, le ton, l’expression des « agents » sont ceux de l’entreprise, de l’activation, de la mobilisation, de l’investissement subjectif de l’« entrepreneur de soi ».
Ces stages servent à imprégner les stagiaires des sémiotiques verbales et non verbales de l’entreprise, à intérioriser les codes de communication du management, à adapter les modalités d’expression (linguistiques, corporelles, vestimentaires, etc.) requises par la compétition et la concurrence.
Est-ce que ces langues, ces codes et ces modalités d’expression accrochent la subjectivité des chômeurs ? Est-ce que cette volonté de greffer la subjectivité de l’entrepreneur sur celle ces chômeurs est efficace ? Difficile à dire. De toute façon, ce qui est sûr, c’est que Pôle emploi plus qu’un « service public », ressemble à une succursale des entreprises qui travaillent à une homogénéisation et à une standardisation des subjectivités par un « usinage sémiotique ». Les techniques « disciplinaires » (contrôles, convocations, suivis personnalisés, radiations, etc.) sont doublées par des techniques d’initiation et de maîtrise des conduites et des sémiotiques de l’entreprise.
Nous reportons ici les mots entendus et retranscrits pendant un « atelier Focus » de Pôle emploi, par un chômeur qui a participé à la recherche :
« Définir un plan d’action et organiser un suivi derrière. »
« Savoir être, c’est primordial. »
« Optimiser son planning, optimiser sa recherche d’emploi, optimiser son plan d’action, optimiser, etc. »
« Il faut être super pro » [professionnel].
« Devenir le plus autonome possible dans la recherche d’emploi. »
« Se faire une petite autoévaluation qualitative et quantitative. »
« Vous pouvez la faire avec votre conseilleur référent, mais c’est aussi important de la faire vous-même, chez vous. »
« Être opérationnel tout de suite. »
« Pouvoir activer une candidature. »
« Il faut être pile poil dans la cible. »
« Être dans le profil, exactement dans le profil. »
« Il faut aller très vite droit au but. »
« Il faut être sur les plus vous concernant. »
« Ça dépend de ce que vous dégagez. »
Nous avons eu connaissance, à travers un participant à un stage de formation pour les chômeurs, des brochures qui y sont distribuées. Elles donnent des conseils pour les entretiens d’embauche des candidats à un emploi. À partir de ces conseils les participants aux stages devaient jouer des situations d’embauche, ou chacun était tour à tour candidat et recruteur.
Les entretiens d’embauche :
« Vérifiez votre tenue vestimentaire (tenue sobre, soignée, coiffure nette, chaussures cirées...). »
« Adoptez une dynamique ouverte, attentive, détendue, souriante, positive, franche et réfléchie. »
« Soyez calme et posé, évitez les tics nerveux et les gestes automatiques. »
« Lors de la présentation de votre cursus professionnel, soyez clair, concis, précis, évitez les répétitions, les silences, les tics verbaux (« ² »² Euh « ² »², « ² »² OK « ² »²...). »
L’« usinage sémiotique » n’a pas seulement comme finalité de produire des compétences, des connaissances, des codes et des modes d’expression, mais aussi d’inciter à s’investir dans des rôles professionnels et des fonctions hiérarchiques (production de « surmoi » entrepreneurial).
Les entretiens d’embauche, ou comment lisser la subjectivité de toute aspérité, comment produire un sujet conforme à l’entreprise. Rien ne doit dépasser : tics, indécisions, maladresses, gestes automatiques, répétitions doivent être éliminés. Il faut normaliser les comportements à travers la maîtrise des sémiotiques corporelles, des postures, des attitudes. Ils nous apprennent à nous soumettre, à passer ces rites d’initiation d’entreprise en disant toujours « oui » avec la bouche, avec le corps, avec les vêtements, avec le visage.
Prolétarisation et expropriation des savoir-faire
Traditionnellement, par « prolétarisation » on entend un appauvrissement économique, mais aussi une perte du savoir-faire « exproprié » par une organisation du travail qui remplace l’activité de l’homme par des machines. C’était sûrement vrai, pendant longtemps, pour les ouvriers de l’industrie, et la sociologie du travail en a fourni des analyses détaillées. Est-ce vrai également pour les nouveaux métiers, hautement qualifiés et spécialisés que l’on rencontre dans le secteur de l’audiovisuel ? À croire ce que nous a rapporté un cadreur de trente-huitans, longuement interviewé, il semble que les nouvelles technologies de l’image fonctionnent exactement comme les machines dans l’organisation de la production industrielle :
« Le principe du chef-opérateur, c’est d’être maître de son image, du cadre, de la lumière. Avec la nouvelle caméra Red-One, tout cela a disparu. On n’a plus d’intervention subjective, on peut tout transformer en virtuel : la technique dépossède l’opérateur de son outil.
La caméra numérique a permis de se passer de lumière, avec des effets préprogrammés inclus dans les caméras (d’où un gain de temps car plus besoin d’aller chercher des projecteurs, et réduction du temps de tournage). Les caméras actuelles donnent donc une image basique, qui est ensuite retravaillée à l’étalonnage : c’est le même principe qu’avec un téléphone portable. Cela donne l’idée que tout le monde peut faire de la bonne image. Ces simplifications technologiques sont validées par les producteurs. À l’heure actuelle, ceux-ci veulent juste un bon niveau, une image propre. Ils ne cherchent pas une esthétique, qui demanderait de se procurer des projecteurs atypiques pour que le chef-op’ puisse travailler le contraste, la couleur ou le cadrage (ce sont ses trois outils) et prenne tu temps à créer du volume. »
Les nouvelles technologies changent à la fois l’esthétique de l’image et l’organisation du travail. De la même manière que les machines industrielles, les nouvelles technologies réduisent le nombre de salariés employés, en concentrant plusieurs tâches, autrefois distribuées entre plusieurs salariés, sur une même personne et augmentent ainsi la productivité.
« Or aujourd’hui, on en est arrivés à ce que le réalisateur filme, prenne le son et mette de la lumière quand il y a en a – parce que dans le docu-reportage, on n’a pas le temps. Aujourd’hui en télé, les postes d’ingénieur du son et d’électro ont disparu, sauf quand il y a une exigence de qualité, type grosse émission : Envoyé spécial, par exemple. Mais, il n’y a pas ces exigences pour les émissions de flux, les nouvelles chaînes de la TNT. On veut faire dire ce qu’on veut faire entendre en l’espace de trois minutes : ce n’est plus de l’artistique, c’est du journalisme, du tourné-monté. Ce n’est pas plus du travail de JRI (journaliste reporter d’images) que d’équipe. Le docu de création disparaît, l’opérateur disparaît, il est juste là pour remplir le vide, plus pour faire sens. »
À cette démultiplication des tâches exécutées par une seule personne, ne correspond pas une augmentation salariale, au contraire. L’introduction des nouvelles technologies détermine, au moins dans un premier temps, une dégradation des conditions de travail et de rémunération. Les Luddites ont été les premiers à se révolter, non pas contre les machines, mais contre l’utilisation capitaliste de la technologie. De la même manière, les salariés de l’audiovisuel, ne voient pas les machines comme un ennemi. Ils connaissent très bien leurs potentialités puisqu’ils les utilisent, par ailleurs et dans beaucoup de cas, pour mener leur « travail personnel ». Ils sont quand même témoins, à leur corps défendant, des effets qu’elles produisent une fois qu’elles sont finalisées à l’augmentation de la productivité (dans l’audiovisuel comme dans l’industrie) et subordonnées à la logique du profit.
« L’année dernière, en 2009, on m’a demandé de faire le chargé de production, le journaliste, l’opérateur, le preneur de son, et de filmer trois séquences dans trois milieux différents, le tout pour 250 euros. J’allais chercher le matos et je le ramenais le soir. C’était pour une boîte marseillaise qui faisait un truc pour Canal +, pour un festival dans les Dom-Tom. Un portrait de vie, d’humour, d’une chanteuse. Un tournage entre quatre et six heures de temps. J’ai occupé quatre postes en une journée : j’ai réussi, mais j’ai fini sur les genoux. À part la rencontre sympathique avec la chanteuse, j’étais dans une contrainte absolue. Physiquement, je ne serai plus capable de le refaire. La fois suivante, ils ont trouvé d’autres gens pour refaire la même « performance ». Dans les nouvelles boîtes, il y a des jeunes JRI qui bossent dix à quinze heures par jour : on leur fait miroiter que c’est une nouvelle boîte, quelle va se développer. Résultat, la boîte se fait racheter quelques temps plus tard et tout le monde est licencié. On est là pour produire une image propre, rapide efficace, c’est tout, et surtout ne pas contester les conditions de travail, sinon t’es giclé, direct. »
Lorsqu’on parle de prolétarisation, il ne s’agit en aucun cas d’une métaphore, puisqu’il se produit, dans ces secteurs des hautes technologies, de savoir-faire très spécialisés, des phénomènes semblables à ce qui s’est produit au moment de l’installation du travail à la chaîne : le savoir-faire a été transféré dans les machines et le travail.
Voici la description que donne une infographiste de cette nouvelle usine en open-space, où les écrans des ordinateurs remplacent les métiers à tisser ou les tourneuses fraiseuses d’antan :
« L’industrialisation des images de synthèse a fait naître de nouveaux espaces de travail, souvent sur le mode anglo-saxon. Ce sont des open-spaces, aménagés dans d’anciens hangars, voire des anciennes usines reconverties, où sont installés des centaines d’ordinateurs avec leurs infographistes.
La cadence est le premier des critères demandés, que ce soit dans le secteur du jeu, ou de la série télévisée. Pour le film, la deadline est plus souvent conditionnée à la sortie programmée en salles et/ou à la date d’étalonnage. Ce qui n’empêche pas un rush dans les dernières semaines avant la livraison. Peuvent alors s’instaurer les cadences infernales, temps supplémentaires pas payés la plupart du temps, travail le week-end payé en journée normale, ainsi que les jours fériés. Le volume de travail non rémunéré est considérable.
Ce secteur des images high-tech fait rêver beaucoup de gens : l’abus des employeurs y est devenu la norme.
Le lieu de travail est divisé en deux locaux distincts : Le secteur de luxe de la publicité est installé dans la salle dite de « ² »²Flame« ² »², du nom de l’ordinateur qui y trône. Les clients considèrent cette machine comme l’ustensile susceptible de réaliser leurs demandes de traitement d’images aussi extravagantes soient-elles. Cet ordinateur à programme en temps réel est installé dans une salle luxueuse, confortable, suffisamment vaste pour y trouver un coin salon lounge, un mini bar, un écran plat géant, en sus des deux écrans usuels du Flame. Les clients en pub payent très cher la prestation, et donc exigent une qualité de service technique comme d’accueil à la hauteur de leur investissement.
L’infographiste dédié au service de ce matériel vénéré est appelé u« ² »²nflamiste« ² »². Le flamiste est interchangeable, et il doit accepter dans sa mission d’obtempérer, à l’image de sa machine, sans délai ni discussion, aux remarques et aux désirs des clients. Ces derniers peuvent être un groupe comportant jusqu’à six personnes invitées à donner chacune une opinion.
Le Flame gère la totalité du clip publicitaire : on aura donc intégré dans sa mémoire pour ce faire l’ensemble du travail accompli en amont, c’est-à-dire la fabrication des éléments en 3D, des caches pour pouvoir incruster ou faire tous les changements possibles sur les éléments clefs, ainsi que les rushs de tournage conformés et montés. Le flamiste a donc tout en main pour livrer le produit finalisé sous la houlette des clients, et rendre possible leurs vœux.
On peut avoir plusieurs de ces salles appelées aussi« ² »²suites« ² »² dans un studio de post production. Comme dans un hôtel, la suite n’est pas dans la même catégorie de prix que les chambres.
Examinons maintenant le cœur de l’usine elle-même. Nous trouvons des salles à la surface identique à celles des suites de Flame, mais où peuvent s’entasser plusieurs dizaines d’ordinateurs et donc d’infographistes. Sorte de ruches où les gens fabriquent de l’image avec des horaires extensibles.
Le client de pub ne mettra jamais les pieds dans ces arrière-salles. Il ne connaîtra de la fabrication de l’image que ce qu’il a pu observer dans les suites Flame.
S’il y a une présentation particulière d’éléments à faire, l’infographiste peut être invité à pénétrer dans la suite, mais cette transgression est rare. Il y a suffisamment d’intermédiaires pour que cette pollution du sublime par le vulgaire ne se produise jamais.
Dans certaines boîtes de production, les infographistes mangent devant leur machine, faute de place ailleurs, mais aussi pour ne pas perdre de temps.
Les chargés de prod veillent à ce que l’infographiste dispose de tout pour travailler correctement, surveillent son travail afin d’éviter toute perte de temps, et rapportent au patron et aux clients l’avancée des travaux.
Dans ces boîtes-là, les chargés de prod ne comptent pas leurs heures de travail, et ne partent en vacances que lorsque leur teint commence à tourner au gris.
Le terme anglo-saxon utilisé pour qualifier ces chargés de prod est« ² »²floor manager« ² »² (le maître de plancher), le contremaître en somme. »
[2] François Bilger, La Pensée économique libérale de l’Allemagne contemporaine, Paris, Pichon et Durand-Auzias, 1964, p. 186, cité par Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique, op cit, p. 267).
[5] Ernest-Antoine Seillière, président du Medef à l’époque de la « refondation sociale ». Conférence de presse du 20 juin 2000.
[6] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op cit, p. 245.
[8] Les classes moyennes à la dérive,
Louis Chauvel, Le Seuil / République des idées, 2006
[9] L’autonomie, fiction nécessaire de l’insertion ? Nicolas Duvoux
Après bien des soucis avec une Ville de Paris qui s’était pourtant engagée à nous reloger, la coordination a dû déménager pour éviter une expulsion et le paiement d’une astreinte. Nous sommes actuellement hébergés à la commune libre d’Aligre.
Pour partager infos et expériences, ne pas se laisser faire, agir collectivement,
passez aux permanences, les lundis de 15 à 18h au Café de la Commune Libre d’Aligre, 3 rue d’Aligre, Paris 12ème, Tel : 01 40 34 59 74
La coordination avait déjà dû déménager pour éviter une expulsion et le paiement de 100 000 € d’astreinte. Provisoirement installés dans un local municipal exigu, nous demandons à tous de contribuer activement à faire respecter l’engagement de relogement pris par la Ville. Il s’agissait d’imposer un relogement qui permette de maintenir et développer les activités de ce qui fut un centre social parisien, alors que le manque de tels espaces politiques se fait cruellement sentir.
Pour mémoire : Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde.