dimanche 2 octobre 2011
Dernière modification : lundi 10 novembre 2014
Le non-recours, le fait de ne pas bénéficier d’un droit ou service social alors qu’on en a la possibilité, est lié en partie aux inégalités sociales. Explications de Philippe Warin, responsable de l’Observatoire des non-recours aux droits et services.
« Obtenir ses droits ? Il faut en avoir les moyens ! » Combien de personnes qui – en tout état de cause – ne bénéficient pas de droits et de services, à laquelle elles pourraient prétendre (définition du non-recours) partagent cet avis ? Elles sont sans doute nombreuses. Pourtant, le système de protection sociale et d’aides sociales en France est plus étendu que dans bien d’autres pays, même s’il faut relativiser sa générosité. Notamment il est constaté que le niveau de vie des minima sociaux décroche du niveau de vie médian : le Credoc a récemment estimé que 56 % des ménages pauvres (revenus mensuels inférieurs à 60 % du revenu médian) ont en moyenne 250€ par mois de reste à vivre. En même temps, notre pays se caractérise par une densité d’administrations et de services publics qui sont tenus par une longue série de lois, décrets et circulaires à garantir le droit des usagers et des assurés sociaux à être informés de la nature et de l’étendue de leurs droits, à être aidés éventuellement par un accompagnement personnalisé, à accomplir les démarches administratives ou sociales nécessaires à leur mise en œuvre dans des conditions prédéfinies de délais, de fiabilité et de transparence. Mais les chiffres sont là : au vu des études disponibles les taux de non-recours (différentiel entre une population éligible potentiellement bénéficiaire et une population éligible et bénéficiaire) oscille en France entre 10 et 90 % en fonction de l’offre considérée (prestation financière et aide sociale, dispositif d’accompagnement ou de médiation), alors que la moyenne varie entre 20 et 40 % selon les pays de l’OCDE [1].
Les données sur le non-recours montrent en effet que nous sommes loin du compte en matière d’accès de tous aux droits économiques et sociaux. Trois grands types de non-recours apparaissent et se combinent le plus souvent : la non connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue, par manque d’information ou incompréhension ; la non réception, lorsqu’elle est connue, demandée mais pas obtenue (par difficulté à mener une démarche administrative ou du fait des procédures voire des pratiques des agents) ; la non demande, quand elle est connue mais pas demandée (par désintérêt pour l’offre, lassitude des gymkhanas administratifs, par la présence d’alternatives, l’autolimitation ou parfois même la perte de l’idée d’avoir des droits). Aucun taux global de non-recours ne peut être calculé pour chacun de ces types. En revanche, les études, à chaque fois relatives à des offres particulières, indiquent une forte récurrence des explications par la non connaissance et la non réception : c’est par exemple la cause systématique du non-recours aux aides sociales facultatives liées à l’ex-RMI variant entre 40 et 90 %, ou du non-recours à l’aide pour l’acquisition d’une complémentaire santé – cas de l’Aide Complémentaire santé – mesuré à 80 % quand par ailleurs le non-renouvellement de la CMU-Complémentaire s’explique essentiellement par un défaut d’information, un oubli ou une non compréhension des démarches nécessaires. Les études montrent aussi la présence d’une non demande dont les formes et les explications peuvent être diverses : des travaux sur le « renoncement aux soins » font apparaître une forte corrélation avec l’isolement relationnel des personnes, que celles-ci soient précaires ou non du point de vue des ressources financières. Pour varier les exemples, en matière d’aides aux vacances ou aux loisirs pour lesquelles des CAF s’inquiètent d’une baisse des demandes : le reste à payer n’explique pas tout, c’est aussi l’offre proposée qui ne correspond plus aux souhaits comme le signalait fortement un acteur principal du secteur, Vacances ouvertes, lors de son Congrès anniversaire fin 2010. Beaucoup d’autres observations pourraient être ajoutées.
Ce constat général conduit à remarquer que l’accès de tous aux droits économiques et sociaux n’a rien de systématique. Pour reprendre le constat de Jean-Michel Belorgey, le droit aux droits n’est donc pas totalement garanti [2], loin s’en faut. Les inégalités dans l’accès aux droits sont bien là : à la fois sociales et administratives, dans les rapports sociaux comme dans les relations de service. Quel que soit le type de non-recours, les inégalités sont un facteur actif.
Le non-recours, en particulier par non connaissance ou non réception, montre bien que tout le monde n’a pas la même possibilité ou capacité à s’informer, à formuler et à porter une demande, à rechercher un soutien, à exiger des comptes, contester et se défendre. Sur ce plan, les approches anglo-saxonnes en termes de coûts de participation aux programmes sociaux, de coûts d’information, de coûts psychologiques éclairent assez bien ce que l’on peut observer en France. On le sait, les inégalités sociales sont à la fois cause et effet des inégalités dans l’accès aux droits. Spécialiste de la Sécurité sociale, Antoinette Catrice-Lorey ne s’est pas trompée en utilisant la première en France le terme de non-recours pour expliquer les inégalités sociales par les inégalités d’accès aux politiques sociales [3]. Depuis, des rapports, y compris européens [4], ont largement démontré que les multiples facteurs de vulnérabilité des usagers n’étaient pas compensés par les politiques publiques, les modes d’organisation et les pratiques professionnelles. L’inverse même se produit lorsque les diversités culturelles et linguistiques, les contraintes personnelles et familiales matérielles, professionnelles, de santé, de mobilité ou autre, comme la crainte d’être stigmatisé ou discriminé... ne sont pas prises en compte de façon principale dans les liens avec les destinataires de l’offre publique. Il faut avoir les moyens d’accéder à ses droits. C’est ce que montrent systématiquement les travaux quantitatifs et qualitatifs de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (voir en ligne) en pointant des corrélations statistiques significatives entre non-recours et faibles apprentissages au sein de la famille, non-recours et isolement social, non-recours et absence de responsabilité vis-à-vis d’autrui, non-recours et expériences ratées ou insatisfaisantes dans différents parcours sociaux, etc.
Il est également question d’inégalités quand il s’agit plus spécifiquement de la non demande qui pose plus ouvertement la question de la pertinence de l’offre publique et par là-même celle de sa légitimité. Prenons deux de ses explications : le désintérêt et le désaccord.
La non-demande par désintérêt est liée aux inégalités lorsque par exemple des personnes éligibles à des aides sociales – du type Tarifs de Première Nécessité mis en avant dans l’inquiétude actuelle pour la précarité énergétique – s’aperçoivent du parcours du combattant qu’on leur réserve pour obtenir quelques dizaines d’euros et refusent ce jeu-là. Lors de la dernière Rencontre du jeudi de l’Odenore, l’expert associatif invité indiquait un taux de non-recours de plus de 60 % dû essentiellement à cette raison. Outre le désintérêt financier, il y a manifestement aussi un désintérêt pour une aide qui, de part ses modalités d’accès rapportées à son montant, est perçue comme une gageure sinon presque comme une insulte. Les non-demandeurs refusent une aide qu’ils jugent comme profondément inégalitaire à cause des démarches complexes qu’elle impose. L’offre est perçue comme inégalitaire à cause du sort qu’elle réserve aux demandeurs potentiels. Et nous pourrions reprendre l’exemple de l’Aide Complémentaire Santé pour laquelle les possibles bénéficiaires (des personnes aux faibles ressources) sont livrés au marché des mutuelles et des assurances privées, quand ils connaissent leur droit.
La non-demande par désaccord sur les normes apparaît notamment lorsque les personnes estiment comme profondément inégalitaire le choix public d’imposer certaines contraintes et contreparties pour obtenir une protection issue de la solidarité. Le débat actuel sur l’imposition d’heures de « travaux d’intérêt général » – comme cela fût d’abord annoncé – aux allocataires du Revenu de Solidarité Active ne fait qu’exacerber ce sentiment du « deux poids deux mesures » devant l’usage fait du principe de l’activation. L’évaluation en cours du RSA qui intègre des modules de questions sur le non-recours pourra dire la part du non-recours au RSA socle expliquée par le rejet des conditions imposées (le désintérêt pouvant expliquer en partie le non-recours au RSA activité) [5].
Le désintérêt et le désaccord nous rapprochent des analyses nord-américaines sur le Welfare Stigma qui ont mis en avant l’effet repoussoir des public exposures. Cet effet repoussoir résulte des modalités d’accès à des programmes sociaux différenciant et surchargeant de contraintes les publics visés, au risque d’activer les frontières sociales et politiques à partir desquelles les inégalités sociales ne cessent d’être entretenues [6]. Pour autant, les liens nombreux entre non-recours et inégalités sociales ne pourront probablement pas résorber une différence fondamentale entre les deux, qui est que les inégalités sociales ont appelé la construction d’un Etat social alors que cette construction et les changements de logiques et de normes qui la transforment aujourd’hui se retrouvent très largement dans l’explication du non-recours. Dit autrement, les relations « cause et effet » entre inégalités et non-recours ne sont pas des relations « du pareil au même ».
Philippe Warin
Pour en savoir plus :
Le site Internet de l’Odenore, qui regroupe de nombreuses publications sur le non-recours.
L’article de l’Observatoire des inégalités, « Le non-recours aux droits et services en France ».
Source : Observatoire des inégalités
[1] Pour les définitions et typologies ainsi que pour une synthèse de données statistiques, on peut se reporter à ces deux Documents de travail de l’Odenore :« Le non-recours : définition et typologies » et « Access to social rights : criteria for evaluating public sector reforms ».
[2] Belorgey J.-M., 2007, « La part des usagers », In Borgetto M., Chauvière M., Qui gouverne le social ? Paris, Dalloz, pp. 121-126.
[3] Catrice-Lorey A., 1976, « Inégalités d’accès aux systèmes de protection sociale et pauvreté culturelle », Revue française des affaires sociales, vol. 30, n° 4, pp. 127-137.
[4] On peut penser au fameux rapport présidé pour le Conseil de l’Europe par l’universitaire irlandaise Mary Daly, L’accès aux droits sociaux en Europe.
[5] Engagé dans l’analyse des données d’enquêtes réalisées pour l’évaluation du RSA, l’ODENORE ne peut indiquer aucun résultat avant la mise en ligne internet du rapport 2011 sur le RSA.
[6] Warin P., 2010, « Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières », SociologieS, Dossiers, Frontières sociales, frontières culturelles, frontières techniques.
Paradoxes de l’invisibilité et de la transparence.
La création d’une mesure sociale révèle fréquemment l’existence de besoins sociaux jusqu’alors invisibles. Il en fut ainsi, par exemple, lorsqu’en réponse aux mouvements de chômeurs et précaires, en 1997/98, le gouvernement Jospin instaura un « fonds d’urgence sociale » : 30% des demandeurs de ce fonds étaient totalement inconnus de l’ensemble des services sociaux.
10 ans auparavant l’instauration du RMI avait montré que les estimations des experts quant à la proportion de nécessiteux sous estimaient leur nombre de beaucoup. La montée en charge progressive du dispositif démenti toutes les prévisions quant aux nombre d’allocatiares.
On essaie donc de calibrer au mieux ces mesures afin d’en limiter l’accès. Lorsque Sarkozy créa une prime de 500 euros pour des chômeurs non indemnisés ayant été employé, une forte proportion des demandeurs de cette prime s’avérèrent éligibles à une allocation chômage qu’ils n’avaient pas demandé ou obtenu auparavant.
On nous voudrait transparents quant à notre disponibilité à l’emploi, à nos ressources, à nos manières de vivre. Et on nous suit individuellement à cette fin. Nous sommes en faute. Le savoir sur les institutions sociales procède d’un tout autre régime. Soucieuses de préserver l’arbitraire qui les caractérise, celles-ci cultivent quant à leur fonctionnement une formidable opacité défensive.
Les droits sociaux ne sont d’ailleurs plus des garanties collectives concédées par la société (« un revenu c’est un dû », proclamaient les mouvements de chômeurs et précaires des années 90) mais bien le support d’une dette dont on aura à s’acquitter, jusqu’à l’usure perpétuelle, tant sont importantes les contreparties imaginaires (redevables, coupables, disqualifié, inutiles, voilà ce dont il faut souffrir) et réelles (être pauvre, dans la crainte, accepter n’importe quoi).
Un aspect du non recours n’est pas évoqué dans l’article qui précède. C’est la possibilité légale de contester les décisions qui nous sont opposées. Fort peu d’allocataires formulent des recours auprès de ces institutions. Il est pourtant habituel que celles-ci abusent, refusent des ouvertures de droits, les minore, prélève des « indus » sans même respecter les textes qui sont supposés organiser leur action (un exemple parmi des millions : CAF Nationale : 8 cars de CRS, 10 policiers en civil (im)mobilisés, 2000 euros de « trop perçu » RMi récupérés) Le droit social, celui qui régit l’accès à la richesse par delà l’emploi, ne fait pas non plus l’objet d’un contentieux juridique développé, à l’inverse du droit du travail. Ces caisses collectives sont gardées par une bureaucratie qui ne recule pas devant des pratiques (spoliation, dissuasion, menaces, rétention, sanctions) qui ailleurs seraient qualifiées de maffieuses.
Une part très importante de ces droits est gérée par les collectivités locales. Il en est ainsi des prestations relevant des centres d’actions sociaux municipaux. Là aussi, l’opacité est entretenue par des institutions qui pratiquent la rétention d’information, dissuadent les demandes, par exemple en outrepassant des règlements qui ne prévoient pas nécessairement un suivi social pour l’obtention de telle ou « telle aide », voir À Paris comme ailleurs, arr€t€z vos salad€s, balanc€z l’os€ill€ !.
Il y a pourtant moyen de s’organiser pour battre en brèche cette opacité (voir, par exemple : De la légitimité de frauder les minima et de quelques conseils à cette fin). Nous appelons d’ailleurs les lecteurs à mutualiser efforts et connaissances, recettes et boucliers. Ne laissons pas aux nantis qui nous gouvernent le monopole de l’égoïsme collectif. Nous sommes tous des irréguliers de ce système absurde et mortifère - L’Interluttants n°29, hiver 2008/2009. Assez de laisser-faire. Notre égoïsme contre le leur.
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