mercredi 4 avril 2012
Dernière modification : samedi 28 février 2015
Il avait dit Jean-Luc, parce qu’il a des idées politiques tout pareil que vous et moi, maintenant qu’on en est où on en est et dans la situation mondiale qui est globalement ce qu’elle est, la seule issue c’est de s’en sortir, j’étais d’accord parce que je voyais bien que ceux qui n’ont pas d’issue s’en sortent pas, et que ceux qui s’en sortent pas n’ont aucune issue. Il avait dit si t’en as pas marre d’aller torcher des culs de vieux, moi c’est pas l’idée que je me fais de la réussite, pour la réussite il faut un avenir et l’avenir il est pas dans le cul des vieux. C’est pas qu’il ait tort, le vieux n’a jamais été l’avenir de l’homme au sens d’humain, mais l’avenir de l’homme faudrait savoir s’il y en a un autre possible, ce que j’ai pas répliqué, il était pas d’humeur à entendre ce genre d’implacable vérité. Merde, il avait ajouté, quand-même avec ton diplôme tu vaux sûrement quelque chose et pour vérifier ma valeur il m’avait emmené sur les sites de marché du travail, regarde, avec un diplôme tout ce qu’il y a, le diplôme ça veut dire quoi je demandais, ça veut dire, il s’énervait, ça veut dire des compétences, j’aurais bien voulu savoir ce que voulait dire des compétences mais je l’avais fermée, c’est devenu un sujet difficile cette histoire de compétences depuis que les siennes manquent de reconnaissance. Je fais attention, j’aime énormément Jean-Luc. Il faut valoriser ses compétences, il continuait à expliquer en tournant autour de mon diplôme, à quoi elles pouvaient bien servir, les sciences sociales, même inexactes elles avaient forcément une utilité, j’avais dit sans doute, elles doivent en avoir, mais comme il n’y avait pas d’évidence, qu’en face de sciences sociales il n’y avait presque rien du tout, il avait regardé si par hasard chef de vente était possible avec sciences sociales mais ce qu’il avait seulement vu, c’était que chef de vente était toujours au même point d’annonces déjà toutes répondues et toutes négatives et il en était sorti ruiné parce que lui non seulement pas de culs de vieux mais rien pour sa gueule de l’emploi. Sa motivation mourait pas, même ruiné il revenait à mon cas, mon bilan de compétences il le faisait comme de rien, il sait tout de moi, il s’était penché sur mes acquis de l’expérience, avait sorti la culture de mon expérience, cherchait dans culture et avait trouvé médiateur culturel, en voilà un métier, pourquoi tu ferais pas médiateur, la culture c’est ton truc et c’est tout de même plus élevé que le cul des vieux. Il me proposait l’élévation par la culture qui était donc mon truc tandis que le cul des vieux ça rapportait rien du point de vue de la reconnaissance dont on a besoin pour être quelqu’un. S’en sortir commence par le haut et pas par le bas, cul des vieux c’est un des emplois les plus bas, c’est en tout cas moins haut que la culture, les vieux c’est se laisser aller à la facilité. C’est pas si facile, j’avais fait remarquer, mais lui il voulait pas entendre, si, c’est facile, c’est trop facile de se laisser aller, la première chose, justement, c’est de pas se laisser aller parce que se laisser aller c’est à coup sûr jamais s’en sortir. J’avais dit que ça pouvait être aussi un style qu’on appelle nonchalance, mais lui, quelque soit le mot ça change rien, c’est un style mais un syle de mentalité d’assisté et cette mentalité un mauvais calcul, tu te laisses aller et c’est foutu pour toi, parce que figure toi que l’aide sociale, c’est comme le ciel t’aidera, même pour l’aide sociale il faut une motivation sinon zéro. Tu peux pas accéder à l’aide sociale sans motivation, même ça.
La motivation c’est le contraire du laisser-aller, et pour le chef de vente c’est une affaire très grave, une affaire de présentation, le laisser-aller se voit d’abord dans la présentation, si on néglige la présentation en tant que chef de vente alors on rate la vente, on vend rien sans présentation et si on vend rien on n’est plus personne, c’est pour cette raison que le chef de vente est toujours un type de parfaite présentation, un modèle du genre, y a qu’à voir, tout vendeur copie le chef de vente dans sa présentation, et comme tous les gens sont des vendeurs de quelque chose, tout le monde copie le chef de vente. Dans cette société, il dit, Jean-Luc parce qu’il a idées politiques, c’est la présentation qui fait tout. Ainsi donc le rasoir.
Si un jour Jean-Luc se retrouve avec encore moins, si lui aussi il en vient à ne plus avoir d’endroit à soi, si c’est devenu si difficile qu’au point de ne plus avoir cet endroit, le jour où il aura dû se séparer de sa bagnole, qu’il aura même plus cette bagnole comme habitacle et comme dernier endroit, ce jour qui pourrait arriver où même plus sa bagnole il continuera de se raser aux lavabos des gares avec le savon de distributeur et il ira à la douche de l’hôtel social, dans le lit de l’hôtel social, il se démerdera pour que son pyjama de sans domicile soit présentable et il aura encore sa panoplie de cravates et son costume de chef de vente dans son sac en plastique pour l’entretien d’embauche. Même avec plus de bagnole ni aucun endroit à soi il sera toujours avec son rasoir et le nécessaire de chef de vente, il aura cet espoir, trouvera moyen d’avoir la gueule de l’emploi avec sa motivation parce que sinon où tu finis, abandonné dans le sang du Christ qui t’a encore fait jamais défaut, le bon sang du Christ que tu bois et rebois jusqu’à l’oubli et le cerveau fou de l’éléphant perdu.
De la place d’Italie montait le chœur antique des moteurs de bagnole, sur le ciel parfait, des lignes de kérosène écrivaient toujours la même aventure du monde organisé. Moi j’allais dans le métro avec mon soi-disant but dans la vie, torcher des culs de vieux, je pouvais rien vouloir de plus inadapté.
Jean-Luc est devenu vraiment con
Le principal à trouver quand tu vas torcher des culs de vieux c’est la bonne distance, pas besoin de motivation et pas d’espérances de réussite, ça autorise une décontraction face à l’avenir que j’appelle nonchalance et que Jean-Luc appelle du laisser-aller. Les culs de vieux c’est vrai qu’on peut pas les définir comme un avenir, on pourrait pas non plus dire une vocation parce que la religion manque, il faudrait plutôt voir ça comme une vision. Si tu veux changer de vision, j’aurais pu dire à Jean-Luc, va torcher un cul de vieux mais à quoi ça aurait servi de lui dire, à rien du tout parce que depuis là où il est, dans sa motivation de chef de vente, il admet que le cul ça peut gagner mais pas celui des vieux, si le cul des vieux ça gagnait la société serait organisée d’une manière toute différente et là on entre dans des imaginations qui dépassent l’entendement humain.
Jean-Luc il est comme vous et moi, il s’intéresse au cul, il rencontre pas mal de culs sur internet qui sont autant d’affaires à saisir, parfois il saisit les affaires, ça lui remonte son moral de chômeur parce que pour une affaire il faut toujours se présenter sous son meilleur jour, un jour du chef de vente en toute puissance qui fait se sentir dans la course, moi je l’aime énormément alors j’ai pas besoin qu’il soit dans la course, ce que j’ai dit à Jean-Luc, ce que j’aurais pas dû dire parce que c’est dégradant, pour un homme au sens d’humain, qu’on n’ait pas besoin qu’il soit dans la course, lui moins il est dans la course et plus il voudrait être un homme dans la course, un jour que je revenais de mon travail social où y a rien à gagner, il devait se sentir si bien dans la course qu’il a commencé à parler du secteur florissant du cul, il était enthousiaste, il avait étudié le marché, il y avait tout ce qu’on veut et même davantage, tu vois tout ce qu’on peut faire, ça se vend sous divers conditionnements, il y a les services à la personne et il y a les rencontres, les services à la personne c’est de la prestation, tu choisis ton service, tu payes et tu as ton service, les rencontres c’est différent, le service tu le payes pas, il est compris dans la rencontre, pour la rencontre ce qui compte c’est les affinités, les affinités sont organisées par des rubriques, les rubriques orientent les rencontres. Vu comme ça en effet pour le cul des vieux il n’y a plus d’affinités et pas de service non plus, autant dire que si tu t’impliques dans le travail social avec la motivation de chef de vente, forcément que tu vas vers de grandes déceptions.
Il y a encore pas si longtemps je voulais expliquer, j’ai dit à Jean-Luc tu vois, Jean-Luc, ce travail social, il est merdique, il rapporte des nèfles et sans perspective d’évolution, en plus comme c’est social il faut se taper les pires aspects de la société vu que les meilleurs aspects n’ont pas besoin de travail, le travailleur social, du coup, il fait jamais que réparer les dégats et quand il met le doigt sur une fuite ça pisse ailleurs, autant dire que c’est peine perdue. Jean-Luc a dit que jusque là il me suivait.
Tout ça d’accord, j’ai dit, après c’est une question de distance. Il faut la bonne distance qui n’est pas une distance lointaine mais une distance proche, une distance pour voir, alors tu peux rencontrer quelqu’un comme Victor Hugo.
Il a dit ton Victor Hugo il vaut rien. Jean-Luc est devenu vraiment con à un moment donné.
Nous publions cet extrait de L’état des sentiments à l’âge adulte, de Noémi Lefebvre [1] (éd. Verticales) et l’enregistrement d’un montage d’extraits lus par l’auteure car ce livre offre un contrepoint à la fois désillusionné et joyeux à la litanie des bobards cyniques et creux de la campagne électorale en cours [2] et aux tombereaux de discours autorisés des experts, représentants et spécialistes [3] sous lesquels on cherche à enterrer toute dissension, et nous avec, parce qu’ils sont destinés à conduire nos vies [4], ajoutant ainsi à l’absurde, maximisant et la barbarie et l’insignifiance.
La fragilité et la plasticité des humains sont le lieu d’un partage décisif. Soyons grossiers. Comme il se doit, ce partage se divise en deux [5]. En l’occurrence, d’une part il nous sépare des dominants, d’autre part il nous rapproche de l’énoncé précaire offert par ce texte.
Avouons-le donc, nous sommes d’accord avec l’évidence proclamée par le MEDEF par la voix de Parisot, « la vie, l’amour sont précaires, pourquoi le travail ne le serait-il pas ? ». Toute la question porte sur ce que l’on en fait, sur le comment ? Chacun sent et sait bien que constat - inévitablement partiel et partial - est énoncé pour mieux annihiler ce qu’il comporte de variantes, radicalement dissemblables, de charge conflictuelle. La polysémie d’une formule suffit à le faire entrevoir : si nous sommes bien précaires, le capitalisme est mortel. A l’inverse, la déclaration patronale précitée procède d’une classique rhétorique réactionnaire qui vise à naturaliser les rapports sociaux.
L’intérêt du texte ici présenté est de fournir une toute autre vision, avec un brio et une légèreté qui le rend plus instructif que bien des discours savants ou des théorisations. D’un texte on apprécie fréquemment d’y apprendre ce que l’on sait tout en découvrant de ce savoir une forme neuve. Ici, la précarité de la vie, de l’amour, du travail résonne tout autrement que chez les patrons. Nous demeurons pour notre part résolument opposés à une société qui, plutôt que de de donner appui aux vivants, redouble avec hargne et brutalité leur fragilité constitutive [6]. Et ce livre y aide davantage que tous les « programmes politiques » actuels.
Pathétiquement accrochés au « mérite », au « travail », à la Nation comme des moules hépatiques sur leurs rochers, aucun d’entre eux n’admet fondamentalement que l’interdépendance est la condition originelle et indépassable de l’espèce. La « non-assistance » dont la plupart de « ceux qui comptent » se réclament, de campagnes anti fraudeurs en recul de l’âge du droit à pension de la retraite, est un danger mortel (biologiquement et socialement, voir le recul actuel de l’espérance de vie en Allemagne). Leurs glorifications de l’individu « autonome » occulte le substrat impersonnel, relationnel à partir duquel celui-ci se (est) produit [7].
Ces arguments, bien moins comiques mais aussi sommaires qu’une leçon de guitare de Boby Lapointe, aideront peut-être à nous excuser de paraître pousser à la consommation, payante qui plus est. Il se trouve qu’alimentant un « système de santé », la sécurité sociale ne rembourse toujours pas nombre d’activités thérapeutiques [8]. Si Hadopi et les autres mesures de défense de la propriété privée déplaisent tant, c’est entre autres raisons parce que la fréquentation rapprochée de certains « objets culturels » peut être vécue comme une haute nécessité. Précisons alors, cette invitation à la lecture peut aussi être une occasion de renouer au coeur des villes, dans des endroits choisis pour la laideur de leurs axes constituants, avec l’ancestrale activité de cueillette.
[2] Ça vient de loin... Voir en particulier pour le maintien inébranlable (?) dans l’idéologie du travail : À gauche poubelle, précaires rebelles - Cargo, mai 1998 ; Abjecte sarkophagie travailliste : « Le travail, c’est la liberté, le plein emploi est possible ».
[3] Voir, par exemple, Savants, experts, journalistes, de nouveaux prêtres pour un nouveau troupeau ? Le cas de l’intermittence.
[5] Voir Fabrique du sensible.
[6] Qui regarde un nourrisson, une malade, un vieux en se bornant à penser « ta vie est précaire, je n’y suis pour rien, n’ai pas à m’en occuper et n’y changerai rien, bonne chance » ? Voir une critique de cette chance supposée « égale pour tous » : L’égalité des chances contre l’égalité.
[7] Voir Simondon, Individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel, de Muriel Combes.
Otium. Pour qui voudrait revenir autrement sur tel ou tel termes maniés ci-dessus :
Politique : Entre expérience et expérimentation, une politique qui ne porte toujours pas le nom de politique ; « Omnes et singulatim » : vers une critique de la raison politique, Michel Foucault.
Vérité : La figure du prolétariat, multitudes, insurrection et nécessité subjective
Marché du travail : Nous sommes tous des inter-mutants du spectacle ! - 1996 ; Synthèse de l’enquête socio-économique sur l’intermittence.
Vieux : Comme Maryvonne à Brest, va falloir pointer à Pôle emploi à 80 piges ; Les grèves de l’automne 2010, Réémergence et perspectives de recomposition d’un antagonisme de classe.
Diplôme : L’école, atelier de la société-usine ; Inévitablement (après l’école), Julie Roux, enseignante, chômeur, philosophe et chauffeur-livreur.
Culture : Un concept réactionnaire ?, Felix Guattari et Suely Rolnik.
Emploi : Nous sommes tous des inter-mutants du spectacle ! - 1996 ; Le plein emploi est mort, vive le plein emploi précaire !
Compétences : Le carrosse du commun et la citrouille individuelle : Qui sait ? Muriel Combes.
Nonchalance : Pas de retraite pour le droit à la paresse.
Assisté : La France assistée vous invite.
Endroit à soi : Dazibao de nulle part.
Antique : Antique : La parrhèsia : le courage de la révolte et de la vérité, Fulvia Carnevale.
Puissance : La puissance du nous.
Société : Blocage de la société entreprise.
Imaginations : De la production de subjectivité, Félix Guattari.
Course : La GRÈVE DES HAMSTERS. Quelle politique pour nous sauver de l’économie ? Mouvement des chômeurs et précaires en lutte (MCPL), Rennes